Lundi soir, 8 h. ½
[Avant le 25 juillet 1835 [1]]
Je ne t’ai pas écrit tantôt, mon cher bien-aimé, et tu devines bien pourquoi. Tu m’as quittéea à midi, j’ai déjeunéb, je me suis levée, j’ai reçu la visite de cette propriétaire, ensuite celle de Mme Lanvin, celle de [Mme Détaland ?], et enfin ta chère petite personne à la suite de toutes ces stupides créatures plus ou moins laides, plus ou moins malfaisantes, plus ou moins insignifiantes. Grâce à Dieu, m’en voilà débarrasséec pour aujourd’hui. Je puis te parler à mon aise, penser à toi sans efforts. Tu sais si je t’aime, mon Victor. Tout ce que je te dirai ce soir ne t’apprendraitd rien de nouveau. Je t’ai plus donné d’amour ce matin dans une seule caresse que toute notre langue n’en saurait contenir.
Je ne te cacherai pas que l’incident de tantôt ne m’ait causé une vive contrariété, qui serait bien près de ressembler à du chagrin, car j’entrevois que la nécessité de déménager, l’argent que cela va coûter, nous empêchera de faire ce petit voyage après lequel je soupirais depuis si longtemps [2], outre que cela va te prendre de ton sommeil, de ton repos, de ta vie et de la mienne. En songeant à tout cela, j’ai le cœur gros et les yeux humides, nous ne sommes pas chanceux, mon pauvre cher petit homme. Ceci est un fait que nous pouvons nous avouer car il ne prouve que plus notre amour et notre courage.
Maintenant, parlons d’autres choses moins tristes et moins ennuyeusese que celles d’aujourd’hui. Par exemple : vous étiez bien charmant tantôt, votre belle petite tête était resplendissante de gaieté et de santé, vos beaux cheveux avaient des reflets d’or et de nacre, vos beaux yeux brillaient comme s’il y avait eu un soleil derrière, pareil à celui de l’horizon. Vous étiez vraiment beau, vous étiez vraiment grand, je vous admirais.
Mon cher Victor, quand vous êtes si éblouissant qu’aujourd’hui, est-ce que vous m’aimez autant que les autres jours ? Est-ce que vous n’avez pas honte de votre petite Cendrillon qui n’a même pas de marraine, ni de pantoufle verte ? mais qui vous aime autant et plus qu’une fée. Dîtes, est-ce que vous l’aimez même quand vous êtes le plus beau et le plus grand des poètes ? Je vous avoue que j’en doute quelquefois, et que je suis alors très malheureuse comme aujourd’hui, par exemple. Je voudrais te voir, je voudrais te baiser, je voudrais te caresser, je voudrais t’adorer, et puis recommencerf encore jusqu’à ce que tu t’aperçoivesgque je t’aime de toutes les forces de mon âme, et que tu sentes que tu es toute ma vie, tout mon bonheur.
Juliette
Malheureusement, je ne te verrai peut-être pas ce soir, alors bonsoir, et mille baisers. Dors bien, repose-toi. Je vais penser à toi et rêver de toi.
BnF, Mss, NAF 16324, f. 92-93
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « quitté ».
b) « déjeunée ».
c) « débarrassé ».
d) « t’apprendrerais ».
e) « ennuieuses ».
f) « reccommencer ».
g) « apperçoive ».