Guernesey, 22 décembre [18]64, jeudi matin, 8 h.
Je crains, d’après l’absence de ton cher petit signal [1], que tu n’aies passé une mauvaise nuit, mon pauvre bien-aimé, et j’en suis toute contristée. Une mauvaise nuit pour une bonne femme comme moi qui n’a rien de mieux à faire que de compter ses bobos et de les enregistrer, ce n’est rien. Mais pour toi, mon sublime piocheur, c’est la fatigue du corps s’ajoutant à la fatigue de l’esprit, c’est-à-dire un supplice. J’espère que tu auras un bon moment de détente aujourd’hui au milieu de ton pauvre petit peuple rayonnant de tous les bonheurs dont tu vas le combler [2]. Je voudrais qu’il me fût possible d’ajouter par un redoublement d’amour à ta sainte joie à ce moment-là, car j’ai besoin de te savoir heureux, heureux, heureux.
Je ne te verrai pas beaucoup aujourd’hui, la fête de Marquand ce soir s’ajoutant à la tienne. Mais le peu de temps que tu pourras me donner me fera heureuse pour toute la journée. Je me dépêche pour que mes servantes puissent être prêtes à l’heure de midi. J’espère qu’elles sauront se rendre utiles tout en prenant leur part de la joie générale. Le temps quoique froid et couvert me paraît assez beau pour la saison, ce qui ne nuira pas à la fête. Enfin, mon doux adoré, je te souhaite toutes les bonnes chances possibles en regrettant de n’en pouvoir pas profiter autrement que par la pensée et par le cœur. Mais je ne me plains pas, AU CONTRAIRE, car j’ai eu et j’aurai encore mon tour de bonheur. Je peux même affirmer que je l’ai toujours, ce tour de bonheur, s’il est sûr que tu m’aimes comme je t’aime de tout ton cœur et de toute ton âme. Pense à moi, mon doux adoré, il ne m’en faut pas davantage pour être la plus heureuse des femmes dans mon petit coin.
J.
BnF, Mss, NAF 16385, f. 272
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
[Souchon]