Guernesey, 23 septembre 1860, dimanche matin, 7 h. ½
Bonjour, mon tout bien-aimé ; bonjour ; sois heureux autant que je t’aime, c’est-à-dire tout plein ton cœur et tout plein ton âme. J’espère que tu as passé une bonne nuit et que tu vas tout à fait bien ce matin. Si cela est je suis contente et je remercie Dieu. Je suis depuis hier occupéea de la pensée que les Vilainb t’inviteront probablement à dîner pour mardi. Dans ce cas-là est-ce que tu n’accepteras pas ? Il me semble que tu pourrais pour une petite fois faire une toute petite infraction à tes douces habitudes du dîner de famille ? Cependant si cela te coûte trop ou que tu craignes d’attrister chez toi n’en parlons plus. D’ailleurs il est probable que les Vilainb auront pris des renseignements sur tes habitudes et qu’ils n’oseront pas essayer de les changer même pour une fois. Quant à moi j’irai dîner seule chez ces braves gens et je tâcherai de répondre le moins maussadement possible à leur cordiale hospitalité, quoique par goût je préfère mon chez moi tout seul à tous les festivaux dont tu n’es pas et à ce sujet je te demanderai comment a été le concert Poussard [1] hier quand je te verrai tout à l’heure. Jusque-là il faut que je me hâte pour laisser à Suzanne le temps d’aller à la messe pour laquelle, messe, Marie [2] l’a mise en goût par esprit d’imitation et surtout de flânerie plus que de dévotion et de conviction. Mais que ce soit pour ceci ou pour cela, loin de m’y opposer je m’y prête de bonne grâce et je vais me dépêcher de déjeuner pour la laisser libre toute la matinée. Je t’embrasse au galop et de toute la vitesse de mon âme et je t’envoie pêle-mêle toutes mes tendresses dont tu te débrouilleras comme tu pourras.
BnF, Mss, NAF 16381, f. 250
Transcription d’Amandine Chambard assistée de Florence Naugrette
a) « occupé ».
b) « Vilains ».