Guernesey, 4 août 1860, samedi soir, 7 h. ¾
Non, mon pauvre bien-aimé, je ne te boude pas mais je suis affreusement triste de sentir que je deviens de plus en plus inutile. Il ne me suffit pas de me rendre la justice que ce n’est pas faute de bonne volonté de ma part pour me consoler de mon insuffisance de plus en plus marquée par les efforts même que je fais pour maintenir mon dévouement à la hauteur de mon amour et de mon courage. Ce matin j’ai eu un véritable accès de désespoir en sentant que les forces me manquaient pour de si peu de chose que de chercher un livre au milieu d’un monceau d’autres mêlés, comme des débris de vieux paniers. Dans ce moment-là je t’avoue que je t’en voulais un peu de me faire la tâche si rude et si désagréable faute d’un peu de complaisance et de dépense, si tu veux, pour rendre ce lucoot tout à la fois propre, praticable et utile [1]. Il me semblait que j’avais acquis depuis longtemps le droit d’être écoutée quand je demande une chose juste et dans l’intérêt commun au lieu d’être traitée comme une grisette à caprices désordonnés et coûteux. Je te l’ai laissé peut-être un peu trop voir parce que je souffrais beaucoup dans ce moment-là de tout mon pauvre corps. Je t’en demande pardon et je te remercie d’avoir permis qu’on porte chez toi tout cet encombrement dont je ne sais plus me tirer et je te prie de m’aimer malgré mon accès de découragement de ce matin. Moi je t’aime.
BnF, Mss, NAF 16381, f. 204
Transcription d’Amandine Chambard assistée de Florence Naugrette