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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Guernesey, 17 juillet 1858, samedi matin, 6 h. ½

Bonjour, mon pauvre malade adoré, bonjour mon pauvre souffrant, bonjour mon doux martyr, bonjour de l’âme et du cœur, bonjour. Comment as-tu passé la nuit mon ineffable bien-aimé ? Hier au soir à 10 h. ½ tu allais bien, à ce que Vacquerie a dit à Suzanne. Il affirmait que tu avais passé une très bonne journée et que le docteur était content. Grâce à cette affirmation, j’ai pu me coucher moins tourmentée, mais que ma nuit a été longue et agitée ! Combien depuis ce matin il me tarde de savoir comment tu as passé la tienne. Cependant, je n’ose pas envoyer chez toi avant une couple d’heures pour ne pas déranger les habitudes de ta maison et ton sommeil. Si le bonheur veut que tu en aies dans ce moment. En attendant, je traîne ma vie comme je peux en évitant de tourner la tête du côté de ton lucoot désert dont la vue me serre le cœur et me navre l’âme. C’était ma joie autrefois de lui envoyer mon premier regard, ma première pensée, mon premier baiser, mon premier sourire le matin quand tu y étais. À présent… Ô mon Dieu est-ce que cette cruelle épreuve durera encore longtemps ? Mon Victor soigne-toi bien, guéris-toi vite si tu ne veux pas que je devienne folle d’inquiétude et de douleur.

BnF, Mss, NAF 16379, f. 138
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette


Guernesey, 17 juillet 1858, samedi matin, 11 h. ½

Cher adoré, le docteur sort de chez moi. Il m’assure que tu vas bien, sauf le petit incident de ta jambe [1] dont il n’est pas inquiet, dit-il. Cependant, il n’a pas pu me dire quand je pourrai te voir. Il espère que ce sera bientôt. Mais le BIENTÔT de tout le monde c’est l’éternité pour mon ardente impatience. Aussi je ne sais que devenir. Je vais, je viens chez moi comme une insensée. Mes yeux ne peuvent presque plus s’ouvrir à force de pleurer et il me semblerait plus facile de mourir tout de suite que de souffrir longtemps de ton mal et de ton absence. Tout à l’heure, je baisais la place de ton fauteuil où ta pauvre chère tête douloureuse s’est appuyéea pendant ces longs jours de torture et mon désespoir s’accroissait de la pensée que je n’avais pas pu empêcher tes souffrances ni les guérir. Je n’ai retrouvé un peu de calme et de résignation qu’en m’occupant de toi. Je suis descendue prendre les deux œufs que mes poules venaient de pondre, ainsi que les trois fraises restant dans le jardin et j’en ai fait un petit sélam [2] chargé de te porter le bonjour, le bon appétit, le bon calme, la bonne santé et le bonheur. J’avais recommandé à Rosalie de te le monter tout de suite. Mais j’ai eu le regret d’appendre par Suzanne tout à l’heure que mon envoi était encore à la cuisine d’où on n’était pas pressé de le sortir pour te le donner. Ô mon bien-aimé, que c’est triste d’être séparés l’un de l’autre ! Je t’adore.

BnF, Mss, NAF 16379, f. 139
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin]

a) « appuiée ».


Guernesey, 17 juillet 1858, samedi 1 h. ¼ après-midi

Je viens de revoir Rosalie, c’est presque un peu te voir, mon pauvre bien-aimé, car elle m’apporte chaque fois des nouvelles de toi, c’est-à-dire un peu de baume et de rafraîchissement pour mon âme. Je lui ai donné le reste de ton vieux bouillon, le jeune n’étant pas encore assez fait pour être mis à refroidir. J’enverrai Suzanne t’en porter un pot tout frais tantôt. Je voudrais bien prendre sa place à ce moment-là ne fût-ce que pour me rapprocher un peu plus près de toi dussé-jea, hélas ! n’avoir pas la chance de te voir davantage. Ce que je souffre de ta souffrance, ce que je souffre de ton absence et dans mon amour, tu ne le sauras jamais, mon adoré, à moins que les blessures de l’âme ne laissent des traces visibles pour les yeux des âmes.

4h.

J’ai vu Kesler deux fois depuis que j’ai interrompu mon gribouillis et reçu la visite de Mlle Loisel qui tous m’assurent que tu vas de mieux en mieux. Mais cela ne suffit pas à me tranquilliser tout à fait. Pour cela, il ne ma faudrait rien moins que le vide Thomas, vide pedesb, vide manus [3]. Ma tristesse persiste donc malgré toutes les assertions rassurantes qui m’arrivent et que tu m’envoies dans ton inépuisable et inexprimable bonté. Je viens de t’envoyer un pot de bon bouillon mais j’ai peur qu’on le confonde avec l’ancien et qu’on ne te le donne pas à temps, puis encore j’ai la crainte que tu ne te fatigues trop comme hier par l’excès des visites et des conversations. Ô mon adoré, ménage-toi, sois prudent si tu ne veux pas que je sois tout à fait malheureuse. Je t’adore.

BnF, Mss, NAF 16379, f. 140
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette

a) « dussai-je ».
b) « pede  ».


Guernesey, 17 juillet 1858, samedi soir, 10 h. ¾

Cher bien-aimé, voilà deux soirs que j’envoie Suzanne stationner au pied de ton escalier pour guetter le docteur au passage sans succès car il prolonge la visite dans ta chambre au-delà de 10 h. ½ et Suzanne craint qu’on ne trouve mauvais sa longue séance dans ton antichambre. Il faut donc que je me contente des nouvelles des intermédiaires plus ou moins bien renseignés tel que Kesler, Mlle Alix, Rosalie etc. etc. qui tous sont unanimes dans leur affirmation du mieux progressif. J’espère qu’ils ne voudraient et qu’ils n’oseraient pas me tromper, même dans le but de me donner une fausse sécurité de quelques instants. Je crois donc, j’espère que tu vas réellement mieux. Le docteur me l’a dit ce matin tout en recommandant beaucoup de ménagement et un grand calme physique et moral, des conversations aussi étendues de lieux communs et d’insignifiance que ta goutte de vin étendue d’un litre d’eau claire. Voilà le régime auquel la prudence doit t’astreindre pendant quelques jours pour hâter ta guérison que j’implore, que j’attends, que je désire, que j’espère de tous les vœux de mon cœur et de toutes les aspirations de mon âme. Bonsoir mon cher malade adoré. Dors bien, je prie pour nous et je t’adore.

BnF, Mss, NAF 16379, f. 141
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Jean-Marc Hovasse, ouvrage cité, t. II, p. 495 : « Un gonflement des jambes attribué à l’engorgement des vaisseaux lymphatiques n’arrangeait rien ».

[2Sélam : bouquet de fleurs oriental, à valeur symbolique.

[3Citation de l’hymne de Pâques Ô Filii et Filiae, où Jésus ressuscité dit à son disciple : « Vide Thoma, vide latus, /vide pedes, vide manus, / Noli esse incredulus.  » (« Thomas, vois mon côté, vois mes pieds, vois mes mains, ne sois pas incrédule. »).

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