Bruxelles, 21 mai 1852, vendredi matin, 7 h. ½
Bonjour mon doux bien-aimé, bonjour, je t’envoie mon amour en fleurs comme un bouquet. Toute la sève de mon cœur a passé dedans, toutes les vives illusions, toutes les radieuses espérances de ma jeunesse les colorent encore de leurs plus fraîches couleurs, mon âme en est le parfum. Je le dépose à tes pieds que je baise et que j’adore, bonjour.
Tu n’as pas pu revenir hier au soir, mon petit homme, mais mon cœur t’a tenu compte de la bonne intention car je suis sûre que tu as fait tout ton possible pour me donner cette joie. J’en ai ressenti une sorte de douce consolation qui, sans diminuer mes regrets, en a été toute l’amertume. Sois béni, mon bien-aimé, sois triomphant dans l’œuvre immense et sublime que tu as entreprise, sois heureux par tous ceux que tu aimes. J’ai travaillé auprès de ces dames jusqu’à près de minuit. Nous avons eu la visite de M. Van Hasselt qui t’a attendu jusqu’à cette heure-là dans l’espoir de te voir. Voilà, mon petit homme, l’emploi de notre soirée, il est fort innocent comme tu le vois. Mais pourriez-vous en dire autant de l’emploi de la vôtre, mon cher scélérat ? J’en doute et pourtant, qu’est-ce que je deviendrais s’il me fallait renoncer à cette conviction, qui est ma vie même, que tu m’es bien fidèle et que tu n’aimes que moi ? Je ne veux pas y songer car cela me donne une sorte de vertige comme lorsqu’on se penche sur un abîme. Cher adoré, je ne peux, ni ne veux m’imposer à toi. Cela me serait encore plus impossible que ton indifférence, mais je supplie le bon Dieu de me faire mourir de la mort qu’il voudra avant que le pressentiment d’un autre amour ne germe dans ton cœur. Mon Victor, mon généreux adoré, joins tes prières aux miennes pour que ce vœu soit exaucé, si jamais tu sens refroidir ton amour pour moi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 55-56
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
Bruxelles, 21 mai 1852, vendredi matin, 11 h. ½
J’attends le retour de Suzanne avec une impatience de trois cents soixante-cinq jours accumulée depuis le 21 mai 1851 jusqu’au 21 mai 1852 dans l’espoir de la douce petite lettre annuelle que tu me donnes à l’occasion de la sainte Julie [1]. C’est une sorte de consécration de notre amour, aussi je l’attends avec une pieuse superstition qui me fait redouter quelque involontaire distraction de ta mémoire. Je te supplie, mon Victor adoré, de donner à Suzanne cette chère petite lettre si attendue et si désirée ce matin. Même si tu as eu le temps de l’écrire je te supplie encore de venir le plus tôt possible pour que cet anniversaire soit véritablement un jour de fête et de bonheur pour moi, car il ne me suffit pas de recevoir d’affectueuses félicitations des quelques rares amis que j’ai, voire même un beau morceau d’entoilage et de dentelle ancienne, pour croire à ma fête. Il me faut toi, mon adoré bien-aimé, toi tout seul, toi ma joie, toi ma vie, toi le soleil de mon âme. Plus tôt tu viendras, plus tôt je serai heureuse. Aussi, je m’en rapporte à toi du soin de te hâter, car tu es aussi bon que tu es adoré par moi.
J’ai reçu deux bonnes petites lettres ce matin des jeunes Rivière et une de l’excellente Mme de Montferrier. Hier Mme Luthereau m’a donnée un très beau morceau d’entoilage que sa belle-mère lui avait envoyé. Elle espérait, disait-elle, me consoler de ton absence par ce don tout à fait à mon goût, mais hélas ! la pauvre femme avait compté sans mon AUTRE qui ne prend pas facilement le change en fait de Toto, d’amour et de bonheur. Aussi je suis restée triste et silencieuse toute la soirée. Tu avais emporté ma joie et mon cœur avec toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 57-58
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette