Jersey, 18 décembre 1852, samedi matin, 9 h.
Bonjour, mon cher petit Toto, bonjour, grand bien-aimé, bonjour mon sublime adoré, bonjour, c’est-à-dire santé, joie, bonheur, admiration et amour pour toi dans ce bonjour-là.
Encore une belle matinée aujourd’hui et par conséquent une affreuse trempée pour nous ce soir. J’en accepte l’augure avec reconnaissance, telle est mon imperméabilité. La propriétaire vient de m’apporter un magnifique gui que son mari l’a chargée de me donner. Cette végétation, qui sert en France d’enseigne aux cabarets qui vendent du cidre nouveau, a probablement une autre signification ici. Quoi qu’ila en soit, j’en offre la moitié à Charles et même tout pour en faire le plus bel ornement de son cidre démocratique [1] ce soir. Ce sacrifice n’est pas au-dessus de mes moyens et me donnera un faux air de druidesse, auquel je serai sensible dans cette île celtiqueb. Cet incident parasite ne m’empêche pas de penser au voyage de ta pauvre femme [2] et de désirer qu’il ait un plein succès. J’espère que tu auras une lettre d’elle aujourd’hui, ne fût-cec que pour t’apprendre son arrivée à Paris. Pauvre mère, pauvre père, si les prières peuvent quelque chose sur la destinée de votre cher fils Victor, il vous sera bientôt rendu tout à fait et vous serez tous bien heureux ensemble. Ma pensée et mon cœur ne font qu’une longue et ardente prière pour votre bonheur à tous.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 281-282
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « quoiqu’il ».
b) « sceltique ».
c) « fusse ».
Jersey, 18 décembre 1852, samedi soir, 3 h. ½
Je suis bien en retard, mon petit homme, sans que je sache trop pourquoi ni comment, à moins que la peignerie à fond et la visite de la citoyenne Guay n’en soient un peu la cause. Du reste, n’est-ce tout bonnement que le besoin de vous imiter et de vous copier platement dans tout ce que vous avez de plus désagréable et de plus insupportable, votre inexactitude. Enfin, quoi qu’il en soit, voici la nuit et je n’ai encore rien fait qui vaille. Tout cela n’a pas autrement d’importance et je n’en parle que pour arriver par le chemin le plus long à mon étape ordinaire : l’amour. Quant à mon avoine, c’est vous qui me la donnez par maigres picotins et le moins souvent possible. Aussi j’attends tristement l’heure de la distribution en mâchant à vide les souvenirs de mon abondant bonheur d’autrefois. Cette occupation médiocre ne m’empêche pas de trouver le temps bien long. Il me semble, mon cher petit homme, que, toute politesse gardée avec la Duchesse et le Marquis de Riche-en-puces, vous auriez pu venir plus tôt si vous n’étiez pas le plus insouciant des Toto à l’égard de votre pauvre Juju. Si je pouvais vous en vouloir ce serait certainement le cas aujourd’hui. Mais je trouve plus doux encore de vous pardonner, de vous attendre, de vous désirer et de vous aimer. C’est très bête mais cela me console.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 283-284
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette