30 décembre [1841], jeudi matin, 9 h. ½
Bonjour mon Toto chéri, comment vas-tu mon amour ? Ce saignement de nez t’a-t-il un peu soulagé ? Je suis inquiète chaque fois que j’entrevois la possibilité que tu sois malade. Je ne sais pas ce que je deviendrais si ce malheur se réalisait. Cher bien-aimé, prends bien soin de toi, suspendsa un peu l’activité effrayante que tu apportesb à ton travail, par pitié pour toi et pour moi [1]. Je t’aime, mon Victor adoré, de l’amour le plus vif et le plus exalté et je sens que je ne résisterais pas au malheur de te savoir malade. J’ai rêvé toute la nuit que tu souffrais et j’ai eu d’affreux cauchemars qui m’ont laissé le cœur serré et l’âme triste. Je ne serai tranquille que lorsque je t’aurai vu et que je saurai que tu n’as plus mal à la tête. Baise-moi, mon Toto.
Je n’ai plus beaucoup de temps à attendre pour avoir mes étrennes, mes chères petites étrennes que je baise et que je bénis d’avance [2]. Le monstre de Barbedienne me fera faux bon, je n’en suis que trop sûre, mais c’est égal, j’aurai ce qui vaut mieux encore que ton portrait, ta pensée et peut-être un peu de ton âme [3]. Je voudrais déjà avoir franchi les trente-six heures qui me séparentc de cette joie si attendue et si désirée.
Je me suis réveillée plus tôt qu’à l’ordinaire ce matin pour mettre mes rideaux blancs et pour finir de nettoyerd ma maison. Les servantes sont en général si ennemies de la propreté qu’il faut saisir avec emportement tous les prétextes pour les forcer à balayer, à laver et à fourbir dans la maison, c’est ce qui est cause de ce hourvari [4] dont tu as été témoin l’autre jour. Il faudra aussi que j’écrive à mon pauvre père [5] et à Mme Krafft. Mais je t’aime, mon amour, plus que de tout mon cœur et de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16347, f. 261-262
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « suspend ».
b) « apporte ».
c) « sépare ».
d) « nétoyer ».
30 décembre [1841], jeudi soir, 5 h. ¼
Je ne sais pas ce qui m’arrive, mon pauvre bien-aimé, mais je souffre au-delà de mes forces. Est-ce une courbature ? Est-ce un commencement de maladie sérieuse, je ne sais mais je souffre plus que de raison. Cette souffrance exagérée me reporte à la tienne de cette nuit et je me sens tourmentée comme un pauvre chien malade. Peut-être vas-tu mieux ? Peut-être es-tu en train de me faire un dessin tout en [n’]écoutant pas pérorer le vieux PERDREAU [6] et l’immonde ANCELOT. C’est possible, mais dans l’incertitude, je m’irrite et je me fais du mal pour tâcher de deviner ce que tu fais, où tu es et comment tu vas ? J’espérais finir ma lessive aujourd’hui mais l’état dans lequel je me trouve depuis que je suis levée ne me l’a pas permis. J’ai commencé ma journée par vomir mon déjeuner jusqu’au sang, depuis j’ai la fièvre et les jambes si douloureuses qu’elles refusent leur service. Voilà l’état sanitaire de l’animal. Quanta au moral, c’est un peu mieux et, n’était le tourment que vous me causez, je serais parfaitement en santé car je vous aime, je vous aime, je vous aime et je vous aime.
Je viens d’envoyer Suzanne à tout événement chez le Barbedienne, et de là chez le sieur SURPLIS [7] pour avoir du vinaigre et le complément de cette drogue dont je ne peux pas faire usage depuis que j’ai cassé et répandu son auxiliaireb. Je crois que je m’offrirai le TRIGER de la MÉDECINE pour MES ÉTRENNES pour peu que cela continue seulement un jour. D’ailleurs, j’aime mieux mourir plus tôtc que plus tard, j’aurais peut-être la chance d’être regrettéed par toi que j’aime vivante et que j’aimerai morte si l’autre vie n’est pas un mensonge.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16347, f. 263-264
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « quand ».
b) « auxilliaire ».
c) « plutôt ».
d) « regretté ».