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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 novembre [1841], mercredi soir, 8 h. ½

Vous auriez dû me laisser dans mon dossier la partie que je dois copier demain, j’aurais fait connaissance avec elle et j’aurais été très heureuse. Soyez tranquille, une autre fois je ne vous laisserai pas en aller comme ça. En attendant, c’est moi que je suis vexée comme un dindon à qui on aurait mis un nez de carton avec des petites moustaches. J’espère que vous n’aurez pas l’infamie de me laisser vous attendre jusqu’à trois heures du matin comme cette nuit, ça n’est pas assez drôle ni assez échauffant pour que j’y prenne goût. Je vous serai donc fort obligée de venir au moins une petite fois dans l’intervalle.
Eh ! bien, décidément, l’Ambigu est-il brûlé ou seulement roussi [1] ? Vous devez le savoir à présent, mais moi qui suis toute seule comme un pauvre chien à l’attache, je ne sais rien de rien de ce qui se passe au-dehors. Du reste, je vous aime de toute mon âme et je voudrais vous voir en possession de votre paletot parce qu’il fait vraiment très froid la nuit, surtout pour toi, mon pauvre adoré, qui travailles sans feu. Mais sois tranquille, samedi sans faute tu l’auras [2].
Viens donc toi, mon cher, dans ma robe, pour voir un peu l’effet que ça produira sur ta carcasse. Je donnerais deux sous de bon argent pour que tu essayassesa seulement, ça me ferait bien plaisir, ia ia monsire matame. Dis donc, à propos j’oubliais, je n’ai plus qu’un mois et 19 jours un quart [3]. Ça continue à être long et à se tirer. Je pousserai de fameux hurlements de joie le dernier jour : quel bonheur ! Quel bonheur ! Quel bonheur ! Toute la rue Sainte-Anastase en sera ébranlée jusque dans ses fondements les plus enfouis [4]. D’y penser, j’en crie d’avance. Pourvu que je ne meure par d’ici là, c’est ça qui serait vexant. Oh ! le bon Dieu ne me fera pas cette injustice de me rappeler à lui avant que je n’aie pris possession de cette ravissante petite boîte à volets qui vous tient tant au cœur. Après je ne dis pas, il sera dans son droit et je n’aurai rien à dire, voilà mon opinion. En attendant, ne me laissez pas croquer le marmot [5] indéfiniment et baisez-moi. SOURIS-MOI. Je vous aime, qu’on vous dit. Soir pa, soir man revenez bien vite vous réchauffer auprès de moi dès que vous aurez lu ce gribouillis.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 103-104
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « esseyasse ».

Notes

[1Le théâtre de l’Ambigu-Comique est une ancienne salle de spectacle parisienne, fondée en 1769 sur le boulevard du Temple (qu’on appelle « le boulevard du crime ») par Nicolas-Médard Audinot. Il brûle en 1827 et est reconstruit sur le boulevard Saint-Martin. Son succès augmente au XIXe siècle avec des pièces à grand spectacle, des drames, des mélodrames, des vaudevilles et des pièces de boulevard. Il est fermé en 1966.

[2Voir la lettre de la veille. C’est Eulalie qui s’est occupée de ce paletot noir.

[3Juliette parle d’une petite boîte à tiroirs qu’elle réclame depuis le début de l’année, et que Hugo a promis de lui offrir pour le nouvel an. Cela fait quelque temps qu’elle fait ainsi le décompte des jours qui la séparent encore de ce cadeau tant attendu qu’elle recevra finalement en avance le 19 novembre.

[4Juliette vit encore en 1841 au 14 rue Sainte-Anastase.

[5Attendre longtemps en se morfondant.

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