29 septembre [1841], mercredi soir, 6 h. ½
Mon cher petit bien-aimé, tu es mille fois bon et mille fois charmant d’avoir l’air de tenir aux gribouillis quotidiens que je te fais mais en vérité je n’ai ni assez d’esprit ni assez d’événements pour remplir quatre immenses pages blanches tous les jours. Je ne sais que t’aimer, ce qui est très vite dit, surtout quand on n’y ajoute aucune sauce. Je t’aime à l’exclusion de tout autre penséea, de tout autre sensation, de tout autre sentiment, aussi il m’est impossible de trouver autre chose ni dans ma tête ni dans mon cœur après le mot : je t’aime. J’ai beau chercher, il ne me vient rien autre chose. Dans cette situation d’esprit et de cœur j’ai fini ma lettre l’autre jour par je t’aime, répétéb jusqu’à extinction de papier blanc, ce qui t’a paru fort bête et fort monotone [1]. Maintenant je ne sais vraiment plus comment faire pour finir mon épître si ce n’est de mettre la charrue devant les bœufs.
30 septembre [1841], [jeudi] après-midi, 4 h. ¼
Voilà bientôt vingt-quatre heures écoulées entre ces lignes et celles qui précèdent, et depuis ce temps il n’y a rien de changé en moi sinon que je t’aime encore un peu plus et que je suis encore beaucoup plus bête, deux choses qui paraissent impossibles à l’œil nu mais qui n’en sont pas moins vraies. Mon amour bien-aimé, je t’aime comme un pauvre ange doux et ravissant que tu es. Mon cœur se fond quand je pense à toi, tu es mon sublime bien-aimé. Je t’aime, je t’aime, je t’aime.
Je voudrais bien savoir si ta déchéance a été prononcée aujourd’hui ou si on a prolongé ton règne jusqu’à samedi [2] ? Voime, voime, vous êtes d’affreux bonshommesc qui faites de la petite merde de chien pour avoir l’air de quelque chose. Veux-tu t’en aller, je ne te donnerai pas ma malle pour la peine. Voilà ce que tu y gagneras, Monsieur le CHANCELIER. À propos, quel temps ! On porterait le diable en terre que ça serait aussi lugubre. Je suis sûre que c’est cette affreuse pluie et cet horrible vent qui sont cause des maux de têted abominables qui me tuent depuis deux ou trois jours, ce qui ne m’empêche pas de t’aimer.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16346, f. 253-254
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « pensées ».
b) « répéter ».
c) « bonhommes ».
d) « têtes ».