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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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25 avril [1841], dimanche, 11 h. ¾

Bonjour mon petit bien-aimé, bonjour mon adoré, bonjour mon âme. J’ai été bien malheureuse toute la nuit, j’ai eu un affreux cauchemar comme celui de notre dernière nuit sur le Rhône tu sais [1] ? J’ai rêvé qu’à force de te presser et de te demander si tu étais allé hier au théâtre tu me répondais que oui mais avec un accent qui prouvait que tu ne m’aimais plus. J’en avais tant de désespoir que j’ai pris le couteau en bronze que tu m’as donné et que je me le suis entré tout entier dans le cœur. Je me suis réveillée à l’affreux cri que j’ai poussé dans ce moment-là, toute en larmes et toute en sueur. Mais cela ne m’a pas empêchée de recommencer le même rêve trois fois de suite, toujours avec d’affreux désespoirsa. Maintenant que je suis éveillée je suis plus tranquille, il me semble impossible que tu puissesb me tromper jamais. Tu es trop bon, trop noble et trop divin pour cela. Je t’aime mon Toto, je te vénère mon amour, je t’adore mon sublime bien-aimé. Je ne pense qu’à toi, je ne désire que toi, je ne vis que par toi et pour toi.
Quand te verrai-je mon chéri ? J’ai faim et soif de toi, je voudrais baiser tes chers petits pieds blancs et roses comme ceux de mon pigeon [2]. Je voudrais boire ton âme sur tes lèvres. Je t’adore mon Toto, je suis folle de vous. Pense à moi, mon cher petit homme, et viens me voir bien vite. Il fait beau quoiqu’il fasse grand vent et que tu n’aies pas tué six loups [3].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 87-88
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « désespoir ».
b) « puisse ».


25 avril [1841], dimanche soir, 4 h. ½

Vous êtes un monstre, je ne m’en dédis pas, arrangez-vous là-dessus comme vous voudrez. Plus souvent que je vous laisserai répondre à Mme Bligny [4] : Oscar s’avance, Oscar je vais le voinre. Je ne veux pas du tout que vous lui donniez le mouchoinre et qu’elle puisse chanter : à ma rivale OSCAIRE m’a préférée [5]. Je n’entends pas de cette oreille-là du tout.
Jour Toto, jour mon cher petit Toto. J’ai oublié de te demander comment allaienta les yeux de ton pauvre petit cascarinet [6]. Pour les tiens tu devrais venir les baigner plus souvent, cela nous ferait du bien à tous les deux car moi c’est mon âme que j’ai besoin de baigner et de rafraîchirb toujours dans ton souffle. Je te vois si peu, mon pauvre amour, que je ne sais pas comment je peux vivre avec si peu de joie. Oh ! mon Dieu, je blasphème car les quelques minutes que je passe en extase devant toi suffisentc pour me dorer la vie et pour en faire une vie d’amour et de bonheur ineffable que je ne changerais pas contre toutes les richesses du monde. Je t’aime, mon amour, crois-moi bien car c’est la vérité sacrée. Voici Joséphine toute pâle et toute souffrante qui entre chez moi [7]. Je t’embrasse encore, mon amour, avant de lui dire bonjour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 89-90
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « allait ».
b) « raffraichir ».
c) « suffit ».

Notes

[1Juliette fait-elle référence au voyage annuel effectué avec Hugo, du 31 août au 26 octobre 1839, en Alsace, Rhénanie, puis en Suisse et Provence ?

[3Ruy Blas, Acte II, Scène 3, billet du Roi à la Reine : « Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups ».

[4Actrice ayant notamment joué dans Aurélie ou les trois passions, drame en quatre actes de Théophile Marion Dumersan, représentée pour la première fois à Paris au théâtre de la Porte-Saint-Antoine le 29 décembre 1835. Dans la Biographie des acteurs de Paris on peut lire à son sujet la critique suivante : « On l’a aussi surnommée à juste titre la Déjazet du théâtre de la Bastille. Mme Bligny possède un talent d’imitation très remarquable ; c’est un vrai Fontalard en cotillon. Elle contrefait avec la même facilité tous les acteurs et toutes les actrices de Paris, en commençant par Frédérick Lemaître, jusqu’à Moëssard inclusivement. Mme Bligny n’a pas précisément commencé sa carrière dramatique au théâtre de la Porte-Saint-Antoine. Avant de faire partie de cette administration naissante et heureuse, elle avait joué pendant quelque temps sur les théâtres de la banlieue, et s’était montrée avec avantage dans le vaudeville des Poletais, sur la scène plus bourgeoise de la rue Chantereine. Le talent de Mme Bligny s’est très développé depuis peu de temps ; à mesure que son assurance a grandi, sa manière a acquis plus de mordant et de vivacité. Elle joue parfaitement les gamins. En général, sa voix est ingrate et sourde, ce qui l’empêche de chanter » (Paris, éditeurs rue Grange-Batelière, no 22, 1837, p. 169). Le Monde dramatique souligne lui aussi que « Mme Bligny imite d’une manière fort amusante plusieurs actrices en renom » (tome II, 1835, p. 47), tandis qu’on peut lire dans Les Acteurs et les actrices de Paris, biographie complète qu’elle « a débuté au théâtre de Saint-Antoine, où elle fut applaudie, dans la pièce d’ouverture, pour ses imitations très comiques de Mademoiselle George et surtout de Madame Dorval. À la Porte Saint-Martin elle tient avec un talent spécial les rôles populaires, comme elle l’a prouvé dans La Poissarde » (par V. Darthenay, Paris, éditeurs rue Grange-Batelière, 1853).

[5Juliette cite ici les paroles d’une chanson anonyme dans le goût oriental : « Il va venir le sultan que j’adore, / Ce doux espoir fait palpiter mon cœur ; / Et dans ses bras, jusqu’au sein de l’aurore, / Je puiserai la coupe du bonheur. / Chantez, enfants du rivage d’Asie. / Des mains d’Oscar j’ai reçu le mouchoir ; / Brûlez pour lui les parfums d’Arabie, / Oscar s’avance, Oscar, je vais le voir » (note de Didier Hallépée dans l’édition des Misérables de la Collection Lettres Classiques). Ce couplet était manifestement très connu puisqu’on le retrouve dans Les Saltimbanques, comédie-parade en trois actes de MM. Dumersan et Voirin du 25 janvier 1838, Acte III, Scène XI. C’est ainsi que Victor Hugo lui-même le reproduira dans Les Misérables, Tome I Fantine, Livre 3e en l’année 1817, Chapitre II, « Double quatuor » : « Ces jeunes gens étaient insignifiants ; tout le monde a vu ces figures-là ; quatre échantillons du premier venu ; ni bons ni mauvais, ni savants ni ignorants, ni des génies ni des imbéciles ; beaux de ce charmant avril qu’on appelle vingt ans. C’étaient quatre Oscars quelconques ; car à cette époque les Arthurs n’existaient pas encore. Brûlez pour lui les parfums d’Arabie, s’écriait la romance, Oscar s’avance, Oscar, je vais le voir ! […] Ces Oscars s’appelaient l’un Félix Tholomyès, de Toulouse ; l’autre Listolier, de Cahors ; l’autre Fameuil, de Limoges ; le dernier Blachevelle, de Montauban ».

[6À élucider. Peut-être François-Victor Hugo.

[7En général, le dimanche soir, quelques amies de Juliette Drouet viennent dîner chez elle. Il s’agit surtout de Mme Triger, de Mme Guérard, de Mme Besancenot et de Mme Pierceau.

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