9 juin [1837], vendredi matin, 9 h. ½
Avec votre petit système, mon cher amoureux, vous m’avez privée hier de vous donner mon contingent d’amour écrit. Ça vous est égal à vous, et je sens bien pourquoi vous voulez courir la chance de n’avoir pas de lettres de moi tous les jours. Mais moi qui n’ai pas les mêmes raisons que vous, j’aime à être sûre de ma petite dose de satisfaction personnelle, et c’en est une pour moi que de vous dire tous les jours deux fois à quel point je vous aime, à quel point vous êtes ma vie, ma joie et mon univers. Je ne me suis pas endormie aussitôt que tu m’as eu quittée cette nuit, il s’en faut bien. Mes papillotesa à mettre, les lettres à lire ainsi que les journaux m’ont tenue éveillée jusqu’à 3 h. ½ du matin, d’une part, et enfin l’état d’agitation, pour ne pas dire d’agacement, dans lequel je suis depuis quelques jours m’a empêchée de dormir une partie du reste de la nuit, et ce matin j’étais levée à 9 h., ce qui n’arrange que très médiocrement mon mal de tête que j’ai aussi fort qu’hier, sinon plus fort. Je crois que j’aurais besoin de marcher beaucoup et mieux encore. Cependant, il est peu probable que je vous voie aujourd’hui avec les allées et venues de la cour, et demain, quoique vous en disiez, vous irez dîner chez Louis-Philippe le PASSOIR du peuple FRANCÉ [1]. Je suis fort triste et fort grinchou [2]. La certitude même que vous allez avoir en toute propriété tout à l’heure le célèbre [dessinb] – ceci n’a pas besoin d’explication, c’est la nature de l’art prise sur le fait [3] – cette certitude, dis-je, ne fait pas que je sois geaie et contente et heureuse. Je suis triste de tout mon cœur. Pour un rien je pleurerais d’ici à ce que je vous revoie. Il fait cependant un temps ravissant. D’où vient que nous n’en profiterons pas ? Pourquoi cette persécution envers une pauvre femme qui n’a pas d’autre tort que de vous aimer trop ? En vérité, Dieu n’est pas juste, et vous, vous n’êtes pas très amoureux. Je le sens bien malgré tous les efforts que je fais pour me persuader le contraire. Mais je t’aime, moi, mon Victor bien aimé. Ta pensée remplit tous mes jours et toutes mes nuits. Je n’ai pas une minute dans chaque vingt-quatre heures où je t’aime moins.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 277-278
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « papillottes ».
b) Juliette a dessiné ici, en plus élaboré, le vase qu’elle avait déjà croqué dans sa lettre du 2 juin :
- © Bibliothèque Nationale de France
9 juin [1837], vendredi soir, 8 h. ½
Mon cher petit Toto, je t’aime. Mon cher petit homme, je t’aime. Mon Victor, je t’aime. Et puis croyez-le parce que c’est bien vrai. Ça ne t’a pas fâché ce que je t’ai dit tantôt ? Je t’aime tant que je voudrais être ta servante. Mon bonheur serait de te choyer, de t’arranger, de te dorlotera. Je serais triste si je pensais que tu as mal compris ma sollicitude. Je te trouve si beau, moi, rien ne te manque à mes yeux et rien ne doit te manquer aux yeux de tous, c’est-à-dire la beauté, la bonté et la supériorité sur tous les esprits et sous toutes les formes. Aussi je voudrais te servir à genoux et tu verrais quel bon service je te ferais, rien n’y manquerait, [rien ?] je t’assure. Il en a tombé j’espère [4], tout à l’heure, de la pluie. Heureusement que tu étais à l’abri. Je vais me coucher non pas pour dormir mais pour être plus à mon aise. Je sais très bien que tu ne viendras pas me chercher pour me mener à l’Odéon [5]. Je voudrais être aussi sûre que tu n’iras pas demain à Versailles car il me semble qu’ils vont redoubler de salamalecs pour t’avoir demain à leur foire [6]. Je voudrais déjà t’avoir revu. Je suis presque sûre que tu auras dû trouver en rentrant chez toi des nouvelles fraîches du duc d’Orléans. Celui-là te craint, moi je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16330, f. 279-280
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « dorlotter ».