9 mars 1845, dimanche matin, 11 h. ½a
Bonjour, mon petit bien-aimé, bonjour, mon Toto adoré, bonjour, comment va ta gorge ce matin ? Tu as oublié de baigner tes yeux cette nuit. Je m’en suis voulu de n’avoir pas songé à t’y faire penser. Pauvre adoré, n’avoir que cette rare occasion de te soulager et la manquer, c’est pour en être furieuse. Si j’avais osé, j’aurais couru après toi avec la petite cuvette dans le jardin. Je ne l’ai pas fait parce que j’ai craint de te contrarier. Une autre fois je n’y manquerai pas.
Il paraît qu’il fait un verglas abominable. Prends garde de te fendre la tête ou de te rompre les os. Si je pouvais t’empêcher de sortir, quel que soit mon ardent désir de te voir, j’y renoncerais courageusement pour ne pas te savoir exposé à cette chance de jambes ou de tête cassées. Malheureusement mon sacrifice ne servirait à rien et cela ne t’empêcherait pas de courir la prétentaine. Venez donc, mon petit bien-aimé, et prenez bien garde de tomber.
J’ai pris mon papier à l’enversa, mon Toto, mais cela ne vous empêchera pas de trouver mon amour à sa place, c’est-à-dire dans mon cœur.
En attendant que vous veniez l’y chercher, je vous prépare tous vos ustensiles et je vous désire de toutes mes forces.
Jour, mon cher petit o, jour, mon bien-aimé adoré, je vous baise sur toutes les coutures.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 167-168
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) Les pages de la lettre sont numérotées de 1 à 4 d’une main différente de celle de Juliette.
9 mars 1845, dimanche après-midi, 4 h.
Mais qu’est-ce que vous faites donc, mon Toto, que vous ne venez ni le matin, ni le soir, ni le jour, ni la nuit ? Décidément il faudra que je me mette en campagne pour savoir ce qui vous occupe si fort que vous ne vous aperceveza pas que vous me délaissez outrageusement. Je ne vous prends pas en traître, vous le voyez, mais aussi je ne vous ferai aucune grâce. Tenez-vous-le pour dit. Mes jours s’écoulent tous d’une manière si monotone et si insipide que je n’ai pas le plus petit incident à vous raconter. D’un autre côté, je sens que je dois te paraître fastidieuse avec mes éternelles tendresses. L’histoire du pâté d’anguille [1] est l’histoire de l’amour quand on le sert tous les jours. Il n’y a pas de bonnes choses qui n’arrivent à la satiété quand on en fait un usage continuel et je suis sûre que tu en es arrivé là depuis longtemps sans oser me le dire dans la crainte de m’affliger. Aussi je crois qu’il serait bon dans l’intérêt de mon amour, de supprimer pendant quelque temps ces gribouillis quotidiens. Moi seule en souffrirai et peut-être plus tard trouveras-tu quelque douceur à lire ces protestations d’amour qui, pour être mal formulées, n’en sont pas moins du plus tendre et du meilleur amour qu’on puisse éprouver. Demain je commencerai cette diète. Je suis sûre que tu m’en remercieras. En attendant, je te baise de toutes mes forces.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 169-170
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « vous appercevez ».