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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jeudi 3 février [1848], 10 h. ½ du matin

Bonjour, mon doux adoré bien-aimé, bonjour mon saint, mon grand, mon sublime poète, bonjour, je baise ton front, tes mains et tes pieds en signe de respect, d’admiration et d’adoration. Comment vas-tu ce matin ? Est-ce que cette lecture ne t’a pas beaucoup fatigué [1] ? Pour moi il me semble impossible que tu ne ressentes pas toutes les effroyables douleurs que tu dépeins avec tant de vérité et de poignante poésie. Quant à moi j’ai eu toutes les peines du monde à m’endormir et ce matin encore j’en ai le cœur tout serré. J’ai beau vouloir penser à autre chose je ne peux pas sortir de cette lugubre et terrible cour d’assises. Je vois tout comme si j’y étais. Je ressens toutes les atroces tortures de ce pauvre Jean Tréjean [2] et je pleure malgré moi sur le sort de ce pauvre martyr. Je pourrais même dire : de tous ces pauvres martyrs car je ne connais rien de plus navrant que cette pauvre Fantine et de plus douloureux que ce pauvre être abruti Champmathieu. Je vis avec tous ces personnages et je partage leurs douleurs comme s’ils étaient de vrais personnages en chair et en os tant tu les as faitsa nature. Je ne sais pas comment je te dis cela, mais je sais que tout ce que j’ai d’intelligence, de cœur et d’âme est pris par ce sublime livre que tu appelles si justement Les Misères [3].
Je suis sûre que tous ceux qui le liront éprouveront la même chose que moi. Le mérite littéraire à part et dont je ne peux pas juger. Je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 39-40
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette
[Blewer, Souchon]

a) « tu les as fait ».


3 février [1848], jeudi après-midi, 1 h.

Croirais-tu mon Victor que j’ai toujours mon serrement au cœur ? Tu sais que je suis sincère et que je ne me manière pas. Eh bien la commotion douloureuse que j’ai éprouvéea hier en t’écoutant lire ton Jean Tréjean [4] ne s’est pas encore passée. Les malheurs de ce pauvre homme sont restés comme un poids sur mon cœur. J’espère que l’air et la marche dissiperont cette espèce d’oppression douloureuse et que je parviendrai à respirer plus librement. En attendant j’ai l’ennui des plombiers qui viennent arranger mon évier et qui seront cause que je ne pourrai peut-être pas aller chez le médecin aujourd’hui à cause de l’heure. Tu sais que je n’ai pas d’autre endroit pour me débarbouiller et pour faire ta tisaneb, aussi je m’impatiente à cœur joie, comme si cela pouvait avancer à quelque chose. Cependant le soleil reluit, l’air est doux, les oiseaux chantent et se poursuivent avec des petits airs d’amour. Mais tout cela ne me distrait pas de ma préoccupationc intérieure et de mon plombier tortue qui n’avance pas et qui est saled et qui tient toute ma cuisine. Voici venir le maître, jeune homme à moustaches et à belles manières qui vient stimuler son hideux [galfat  ?]. Nous verrons s’il en ira plus vite. Mon pauvre Toto, tu vois pour le moment que ta vieille Juju enrage mais ce que tu ne peux pas voir même en y regardant de très près, c’est que je t’aime de toute mon âme et que je t’adore de tout mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 41-42
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « la commotion douloureuse que j’ai éprouvé ».
b) « tisanne ».
c) « préocupation ».
d) « sâle ».

Notes

[1Victor Hugo a lu à Juliette Drouet la veille les chapitres de l’Affaire Champmathieu, livre septième de la première partie des Misérables.

[2En 1861, Victor Hugo substitue le nom de Jean Valjean à celui de Jean Tréjean.

[3Deuxième titre choisi pour le manuscrit des Misérables après celui de Jean Tréjean.

[4Premier titre donné aux Misères, futurs Misérables.

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