Guernesey, 1er janvier 1856, mardi soir, 5 h. ½
J’espère, mon cher bien aimé, que tu ne me laisseras pas le temps d’achever ce gribouillis avant de venir me voir d’ici à l’heure de ton dîner. Pour cela il faut que tu te hâtes beaucoup car tu n’as plus que quelques minutes. D’ici là, cher petit homme, ainsi que je t’en avais prévenu je suis allée faire une très courte visite aux Préveraud lesquels en ont été bien touchés, tous, même le pauvre malade qui n’est pas encore convalescent, tant s’en faut, car les maladies se suivent et s’enchevêtrent d’une façon presque inextricable. Aujourd’hui c’est une éruption de la peau qui le fait beaucoup souffrir et lui occasionne un accès de fièvre. Somme toute pourtant je le crois hors de danger quoique je n’aie pas pu m’en assurer auprès de son beau-frère à cause de la présence des deux femmes [1]. Quant à toi, mon cher adoré, je t’ai justifié pour le passé, pour le présent, même pour l’avenir en disant, ce qui est vrai, que tu es accablé de travaux de tous genres. Aussi tu n’as pas besoin d’y aller quant à présent. Un petit mot de toi suffira pour la cordialité et la politesse envers ces excellentes petites gens. Un petit dessin s’il t’en restait un comblerait la pauvre petite femme de joie. Tu verras si c’est possible. Je suis si heureuse du mien [2] que je voudrais pouvoir envoyer un reflet de mon bonheur à cette bonne petite créature si éprouvée et si triste depuis six semaines. C’est ma manière de te témoigner ma reconnaissance, de te mettre à même de faire d’autres heureuSES. À propos d’heureux et d’heureuse j’ai vu l’un après l’autre Kesler et Mme Florence lesquels s’en sont allés ensemble après une visite très aimable. J’ai reçu aussi une lettre de M. Pianciani et de sa femme adressée à l’hôtel de la Crown [3] et aux soins de Mme Préveraud je crois car son nom est sur la suscription et n’est pas dans la lettre. Tu la verras, elle est très gentille. Mais vous, vous êtes un monstre, voici bientôt six heures et vous ne venez pas et pourtant je vous attends comme je vous aime de tout mon cœur et de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16377, f. 1-2
Transcription de Christelle Rossignol assistée de Chantal Brière
Guernesey, 1er janvier 1856, mardi matin, 8 h.
Quellea charmante surprise mon bien aimé. J’en suis éblouie, ravie, heureuse et comblée. Je n’espérais que ta chère petite lettre, c’est-à-dire la joie de mon âme, le bonheur de mon cœur et tu y as jointb un charmant petit dessin doré et riant comme un rayon d’amour [4]. Merci, mon Victor archange, merci, mon Victor sublime, merci et adoration jusque sous tes pieds. Je n’ai pas autre chose à t’offrir en échange de ton splendide cadeau que mon amour, la seule chose digne de toi. Dieu en me donnant le don parfait de t’aimer m’a privée de tous les autres et c’est justice quoique souvent je me trouve mal partagée par rapport à toi. Aujourd’hui je suis si heureuse que je ne m’aperçois plus de ce qui me manque. Je t’aime à remplir le ciel de soleil, les fleurs de parfum et les oiseaux de doux chants. Tout est confiance, espérance et certitude dans notre apothéose d’éternité. Je sens que je t’aime et que j’ai dû t’aimer et que je t’aimerai autant qu’a vécu et que vivra Dieu principe de toute chose. Je te souris à travers les vingt-trois ans qui nous protègent et qui nous abritent sous leurs rameaux d’amour contre les orages et les épreuves à venir. Ton cœur est mon bouclier ; mon amour c’est ma force, mon courage et ma vertu. Avec eux je n’ai peur de rien et je suis capable de tous les dévouements et de tous les sacrifices. Je te dis tout cela comme je peux, mon pauvre adoré, mais tu es habitué à dégager mon amour de toutes les ronces de mon ignorance. Aussi je ne m’inquiète jamais de la diffusion de mes gribouillis. Mon cœur va toujours droit devant lui, tant pis pour les accidents de l’esprit, il n’en tient aucun compte car il n’a d’autre but que d’arriver jusqu’à toi pour y verser toute son adoration.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16377, f. 3
Transcription de Christelle Rossignol assistée de Chantal Brière
[Souchon, Massin]
a) « Qu’elle ».
b) « joins ».
Guernesey, 1er janvier 1856, mardi soir,7 h. ½
Ce n’est pas tous les jours fête, mon pauvre adoré, heureusement pour toi car tes yeux, ta patience et ton courage ne suffiraient pas à déchiffrer mes élucubrations multipliées. Aujourd’hui je m’en donne à cœur joie parce que je suis heureuse, parce que je t’aime, parce que tu es beau, bon, sublime et divin, parce que je t’adore enfin. Ce jour n’est que le prétexte pour te le dire deux fois plus que de coutume, voilà tout. J’ai monté tout mon trésor de dessins mais je doute que tu trouves justement ce qu’il faut pour donner à Mme Préveraud. L’à propos serait justement ce qui manque dans ce que j’ai, c’est-à-dire ton nom lumineux mêlé aux treillis d’or et de fleurs, au paysage et à la poésie que tu appelles DESSINS [5]. Quant à moi, quel quea soit mon désir de faire un peu de joie à cette bonne petite femme affligée, il m’est impossible de pousser la générosité jusqu’à lui sacrifier mon propre bonheur. Aussi je crains que tu ne sois forcé de faire un petit dessin à son intention, du reste tu en jugeras tout à l’heure. En attendant, je suis très touchée du procédé délicat et charmant de Mme Florence pour toi. Je regrette de ne pouvoir pas l’en récompenser personnellement. Quant à toi, mon adoré, je crois que tu la rendrais bien fière et bien contente en lui donnant ton portrait. J’en juge toujours d’après moi dont tu es l’orgueil et la joie.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16377, f. 4
Transcription de Christelle Rossignol assistée de Chantal Brière
a) « quelque ».