Paris, 20 février [18]72, mardi matin, 10 h.
Mon cher bien-aimé, j’espère que la soirée de Ruy Blas va nous porter bonheur et faire cesser cet espèce d’état nerveux qui nous rend injustes l’un pour l’autre. Je mets mon amour sous la protection de ton vaillant Ruy Blas pour le défendre au besoin contre toi et contre moi. Tu vois, mon bien-aimé, que je t’avais dit la vérité sur le prodigieux et formidable enthousiasme de tous les spectateurs hier [1]. Jamais tu n’[en] as eu et n’en pourras avoir de plus grand. C’était un délire général qui allait crescendo à chaque vers. Ta sublime poésie subjuguait toutes les âmes et on sentait des effluves d’adoration sortant de tous les cœurs. Les tonnerres d’applaudissements étaient si continus et si forts qu’il jaillissait des étincelles électriques de toutes les mains. Décidément l’influence du mois de février est propice aux chefs d’œuvres, à commencer par celui de Lucrèce Borgia de glorieuse et d’immortelle mémoire [2]. Quant à moi, je sens dans ce mois béni un renouveau d’amour et il me semble que tous mes doux souvenirs refleurissent et parfument mon âme de bonheur. Et je voudrais déposer à tes pieds un bouquet divin.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 48
Transcription de Guy Rosa