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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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7 mai 1836

7 mai [1836], samedi matin, 11 h.

Bonjour mon cher petit ange. Comment m’aimes-tu ce matin ? Si j’en juge d’après les préventions que tu as sans cesse contre moi, tu ne dois pas m’aimer beaucoup et c’est bien ce qui m’afflige.
J’ai passé une nuit tout imprégnéea de cette crainte-là, que tu ne m’aimais pas ; aussi, j’ai fait des rêves très pénibles et très douloureux. Moi, mon pauvre ami, je n’ai même pas la triste satisfaction de t’en vouloir de l’injustice avec laquelle tu me juges et tu me traites. Au contraire, je t’aime s’il est possible davantage, mais je souffre. Mon intention n’est pas de t’importuner plus longtemps par des plaintes inutiles. J’espère que le beau temps qu’il fait t’apportera la guérison de tes petits bobos et un peu plus de bonne OPINION en ma faveur.
Je t’aime, mon chéri. J’ai hâte de te voir pour t’embrasser, pour te dire que je t’aime, pour vivre et pour respirer enfin. Quoique je ne me sente pas très bien, je me lèverai aujourd’hui parce que je crois que le lit éternise le mal de tête que j’ai et n’est pas très favorable pour mes reins.
Que je t’aime, mon cher bien-aimé. Il n’y a pas une partie de mon corps, pas une étincelle de ma vie qui ne soit à toi. Je t’aime, mon Victor adoré. Je t’aime avec mes yeux, je t’aime avec mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16327, f. 23-24
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette

a) « passée une nuit toute imprégnée ».


7 mai [1836], samedi soir, 6 h ½

Que dis-tu de cette heure inaccoutuméea, mon Toto chéri ? Que je suis une vieille paresseuse et une vieille ganache et vous n’aurez raison que sur la dernière supposition, car pour la première jamais elle ne sera cause d’une minute de retard entre mon amour et mon gribouillis. Mais voici la cause réelle : après avoir passé la nuit à gémir et à me tortiller, j’ai fait faire un cataplasme ce matin à 6 heures et je l’ai gardé jusqu’à une heure de l’après-midi. Ce que voyant je n’ai pas eu le courage de faire jeûner plus longtemps ma péronnelle. J’ai déjeuné dans mon lit, après quoi je me suis levée sans oser t’écrire à cause de ma tête toujours très douloureuse. Ensuite est arrivée la mère Lafabrègue à qui j’ai donné son mois qu’elle n’avait pas touché depuis ma maladie ainsi que l’argent d’une paire de pantouflesb qu’elle m’apportait. J’ai aussi fait venir le coiffeur de confiance de [illis.] qui m’a dégraissé réparatoirement les cheveux avec du [illis.] et qui doit revenir à neuf heures achever son opération.
Pendant que j’étais avec lui, Mme Franque est venue pour me voir mais comme tu ne veux pas qu’elle le sache, on ne l’a pas fait entrer et elle a cru que c’était sa sœur qui était avec moi malgré qu’on en ait dit. Du reste, son affaire est terminée d’hier au soir à huit heures, j’en suis bien aise pour tout le monde. Après le coiffeur, Joséphine que je n’avais pas vue depuis six semaines, après Joséphine la mère Lanvin qui venait toute joyeuse et en toute hâte me dire que son mari avait obtenu ce matin une place par l’entremise de ton cousin de 60 F. par mois et qu’il entrait en fonction demain matin. Malheureusement cette [illis.] est tempérée en ce que la place n’est que pour une saison. C’est dans les arrosements et Dieu sait s’il laisse cet emploi-là longtemps vacant dans cette bien heureuse ville de pluie et de gibouléec. Enfin, quoi qu’il en soit, c’est déjà ça et elle espère qu’avec le zèle de Lanvin et la recommandation de ton cousin on lui donnera un autre emploi pour l’hiver. M. Pradier est arrivé d’hier. Elle n’en sait pas encore davantage.
J’aurais pu attendre à ce soir [à te ?] dire toutes ces nouvelles et garder ce beau papier blanc pour y mettre des millions de baisers et des tas d’amour mais toute la nature ne suffirait pas et toute l’éternité [non] plus pour te dire combien je t’aime. Il vaut donc autant que je m’en tienne à ce petit coin pour te dire que je t’adore de toute mon âme.

Juliette

Je n’ai plus d’argent : la fabrique, les pantoufles et 2 F. 4 s. redonnés à la mère Lanvin pour les reconnaissances font que je n’ai plus un sou.

BnF, Mss, NAF 16327, f. 25-26
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette

a) « innacoutumée »
b) « pantouffles »
c) « giboullée »


7 mai [1836], samedi soir, 8 h. ½

Oh ! oui, je t’aime, ma chère âme. Je t’aime absolument. Je t’aime avec ma bonne et ma mauvaise nature. Mais aussi je t’aime de tout mon être. Tu as été tantôt ce que tu es toujours : bon, indulgent, noble et généreux. Je me sentais petite et au-dessous de toi tout le temps que tu me parlais et je sentais qu’il me serait impossible de m’élever jusqu’à toi autrement que par mon amour. Je suis d’une nature trop vulgaire et j’ai déjà trop souffert de la mauvaise foi et de la trahison pour croire aisément à la probité et à l’honneur d’un D… et d’une J… Je ne me sens pas assez de courage pour me risquer ni assez de supériorité pour me [illis.] d’une nouvelle défaite [1], parce que, vois-tu mon noble et sublime Toto, tout ton génie ne sert qu’à éclairer mon amour, le reste de l’intelligence n’existe pas ou reste dans l’obscurité. Mais que je t’aime, tout est là, t’aimer. Avec mon amour je m’égale à toi. Sans lui je ne suis plus qu’une brute stupide et méchante en supposant que je puisse encore être quelque chose, ce que je ne crois pas.
Cher bien-aimé, tu étais adorable tantôt. Tu avais dans les yeux, dans la voix et dans toute ton attitude quelque chose d’ineffablement doux et bon et grand. Est-ce que je peux faire autrement que de t’aimer, que de t’adorer, que de t’admirer ? Il faudrait pour cela que je ne t’aie jamais vu, jamais entendu, que je ne sache pas que tu existesa. Et encore je t’aimerais d’instinct et de pressentiment comme on aime Dieu. Je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16327, f. 27-28
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette

a) « existe ».

Notes

[1On ne sait pas à quoi Juliette fait allusion : à une proposition d’engagement ? Est-ce Dumas qui se cache derrière la première initiale ? Qui serait « J », dans ce cas ?

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