Guernesey, 15 février [18]73, samedi matin, 8 h. 10 m.
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, je t’adore. J’espère que tu as, comme moi, passé une très bonne nuit. Le brouillard ce matin m’a empêché de te bien voir, ce qui ne m’empêche pas d’être bien heureuse du peu que j’ai pu distinguer de ta silhouette adorée. Je compte que ma bonne fortune va me désensorceler car depuis que je suis levée j’entasse maladresse sur maladresse et catastrophe sur catastrophe dont Jocrisse [1] lui-même serait honteux. C’est ainsi que j’ai cassé la bouteille presque toute pleine d’eau de Cologne. Tellement brisée, qu’il n’y a pas eu moyen d’en réchapper une goutte. Cette petite ineptie n’est pas seulement humiliante, mais contagieuse, c’est ce qui me vexe le plus ! Je me console avec ton aphorisme : « les petits malheurs vaccinent les grands ». Espérons que je serai grêlée par le bonheur, j’y consens, pourvu que tu en aies la plus grosse part. En attendant tu en as déjà eu quelques bons acomptes par ton petit Victor [2], par petit Georges, voilà l’homme rouge qui passe [3], par petite Jeanne, l’amour des amours, et par Marion, Stella [4], l’étoile des étoiles de ton ciel dramatique.
« C’est bête comme tout ce que je te dis là » [5] mais c’est vrai : attrapéa ! D’ailleurs ce n’est pas mon état de savoir écrire. Pourvu que je sache t’aimer mieux que tout le monde, et je le sais, le reste ne me regarde pas. Fichez-vous-le une bonne fois pour toutes dans votre grand cœur.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 44
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
a) « attrappé ».