Guernesey, 26 janvier [18]73, dimanche matin, 8 h. ½
Mauvaise chance ce matin, mon cher grand bien-aimé, car tu m’as échappé entre deux clins d’œil malgré une faction attentive de plus d’une heure et demie. Le temps de me retourner pour donner une clef qu’on me demandait, tu avais paru et disparu à ma grande bisque. En attendant que tu me restitues ce pauvre petit brin de joie, j’espère que tu as passé une aussi bonne nuit que la mienne ; j’ai besoin de le croire pour me consoler de mon guignon de tout à l’heure.
Monsieur,
Il fait grand vent et je n’ai tué aucun loup [1] mais j’ai pincé une forte onglée dont je grelotte encore bien que je sois venue me réchauffer dans mon lit. Comme je le fais du reste presque tous les matins, n’ayant aucun feu d’allumé dans ma maison si ce n’est celui de la cuisine.
Je ne sais pas comment Mme Chenay va se tirer de l’embrouillamini de Garnier et de [illis.] mais je sais que je peux conserver pendant huit jours toutes mes provisions fraîches crues ou cuites.
Si Marquand vient ce soir tu pourras l’inviter le jour que tu voudras en dehors des deux autres que cela désobligerait. Cher bien-aimé, je t’écris un tas de billevesées qui ne mérite pas ton attention si ce n’est que cela me sert de prétexte pour bourrer chaque syllabe du trop plein de mon cœur. Je sais bien qu’il serait plus simple de répéter indéfiniment je t’aime et d’en couvrir tout mon papier mais comme à toutes les choses simples je préfère celle-ci qui est bêtement compliquée.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 25
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette