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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 mai 1846

22 mai [1846], vendredi matin, 7 h. ½

Bonjour mon bien-aimé, bonjour mon adoré, bonjour. Toute mon âme, tout mon cœur te donnent ce bonjour matinal. Tu sais ce qui s’est passé hier puisque tu as rencontré Mme Lanvin. Tu sais que je ne pourrai pas plus te reconduire demain qu’aujourd’hui, qu’hier, que tout le reste de la semaine. Enfin, tu dois penser ce que je souffre des regrets de mon bonheur passé, de la perte plus que probable de celui d’aujourd’hui et de demain. Pour compensation tu sais encore les infâmes procédés de l’infâme Pradier et par-dessus tout cela, la maladie de ma pauvre fille qui va toujours en augmentant, quelque chose qu’on ait fait jusqu’à présent. Cette nuit a été aussi mauvaise que les autres. Elle n’a pas dormi dix minutes de suite et elle n’a jamais cessé de tousser. Je suis dans une inquiétude mortelle, je souffre de tous les côtés à la fois. Je n’ai même pas la douceur et la consolation que donne l’amour. Je n’en ai que l’amertume et le découragement car je suis séparée de toi et je ne prévois pas quand nous serons réunis. Cependant, mon Victor bien-aimé, jamais ta noble et généreuse nature ne s’est plus montrée qu’en cette circonstance. Jamais tu n’as été plus doux, plus indulgent, plus grand, plus dévoué et plus tendre qu’à présent. Mais toutes ces divines qualités que je connaissais dès le premier jour où je t’ai vu et dont j’ai usé jusqu’à présent, loin de diminuer le besoin que j’ai de te voir à tous les instants de ma vie, ne font que l’accroître. Je t’aime [avec plus de  ?] passion que jamais. Juge de ce que je souffre loin de toi dans un taudis qui nous est étranger dans lequela je n’ai vu que souffrance et que larmes.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 75-76
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « lequelle ».


22 mai [1] [1846], vendredi après-midi, 8 h. ½

J’espérais, j’attendais une lettre de toi, mon Victor bien-aimé, je pensais que tu voudrais que cette triste fête d’hier fut égayée d’un rayon d’amour et de bonheur et que tu m’enverrais pour aujourd’hui une petite lettre bien douce et bien tendre comme tu as la douce habitude de m’en écrire tous les ans à pareille époque. Je ne désespère pas encore parce qu’il est possible que tu aies mis ta lettre à la poste tard ce matin. J’espère encore que cela ne t’empêchera pas de venir tout à l’heure. Je l’espère de tout le besoin, de tout le désir et de tout l’amour que j’ai. Si tu viens, mon adoré, j’irai te reconduire aussi loin que tu voudras parce que je pense que les médecins ne feront rien aujourd’hui et qu’ils attendront la consultation de M. Louis. Déjà le médecin d’Auteuil est venu voir ma fille ce matin pendant que son père était là. Il l’a trouvée mieux mais depuis ce moment la pauvre enfant est retombée dans son état habituel d’abattement et de tristesse. J’attends demain avec impatience pour savoir ce que M. Louis en dira. Du reste, le médecin d’Auteuil pense qu’il vaudrait mieux, dans l’intérêt de la malade, ne pas parler de la consultation de M. Chomel à M. Louis [2]. Tu me diras ce que tu en penses mais cela me paraît déjà assez raisonnable. C’est parce que je ne pourrai pas te reconduire demain que je laisse la garde de cette pauvre enfant à Eugénie. J’ai trop besoin de te voir et de te parler, d’entendre ta douce voix et de mirer mon âme dans ton âme pour laisser échapper cette occasion d’être avec toi pendant un bout de route. Il est probable que l’affreux guignon qui me poursuit t’empêchera probablement de venir aujourd’hui. Je pourrais presque dire que j’en suis sûre au serrement de cœur que j’éprouve en y pensant. [Dernière ligne illisible]

BnF, Mss, NAF 16363, f. 77-78
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette


22 mai [1846], vendredi soir, 7 h. ¾

J’ai trouvé ta lettre en rentrant, mon Victor adoré, elle était encore à la poste et on l’a timbrée pour me la donner. J’y réponds tout de suite sans égard pour l’estomac d’Eugénie et de Suzanne. Avant leur ventre, mon cœur. C’est assez juste, n’est-ce pas ? Je t’avais quitté tout à l’heure encore plus triste et plus accablée que d’habitude, mais ta douce lettre m’a ranimée. Il est impossible de ne pas espérer après l’avoir lue [3]. Est-ce que le bon Dieu peut te refuser ce que tu lui demandes avec tant de douceur et dans sa divine langue à lui ? Tu le comprends et il te comprend. Il sait bien que ce que tu lui demandes pour une pauvre femme et son enfant malade est juste. Il te doit ce miracle à toi, si courageusement dévoué à l’humanité toute entière, à toi, pauvre père si douloureusement éprouvé et si pieusement résigné. Aussi je suis pleine d’espoir et de courage depuis que j’ai lu mon adoréea petite lettre. Ma pauvre fille a beau se plaindre plus fort que ce matin, je suis pleine de confiance dans l’effet de tes saintes bénédictions et dans ta divine prière. Le bon Dieu n’est ni sourd ni injuste, ainsi je peux tout espérer. Je n’ai pas eu le courage de me séparer de ma dernière ravissante petite lettre. J’ai attaché l’autre par-dessus sur mon cœur. C’est comme cela que je voudrais pouvoir les porter toutes ; il ne me suffit pas d’en avoir le contenu dans mon cœur, je voudrais encore en avoir le contenant dessus. Tout ce que tu as touché m’est une chose précieuse. Je voudrais n’être entouréeb que de toi depuis le premier jour où tu es né jusqu’à présent. Je voudrais boire tout d’un coup tout l’air que tu as respiré depuis que tu vis. Je voudrais approcher mes lèvres de tout ce que ton regard a vu depuis que tu es au monde. Je voudrais me baigner dans ta vie passéec pour en imprégner tout mon être. Je voudrais te donner ma vie pour l’ajouter à la tienne, pour que tu jouisses plus longtemps de l’admiration et de l’adoration de l’univers. Enfin, mon Victor bien-aimé, je t’aime autant que le bon Dieu est grand. Mon amour ne peut s’enchâsser dans les mots et dans les idées sans les briser et les déformer tant il est immense. Aussi je n’y essaie pas. Je te baise de l’âme. Je t’adore, voilà tout.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 79-80
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « adoré ».
b) « entourée ».
c) « passé ».

Notes

[1Jour de la Sainte-Julie

[2Claire était suivie par le Dr. Triger, le médecin de Juliette. Cependant, son père lui avait également envoyé le Dr. Chomel, qui semblait en désaccord avec le Dr. Triger. Lorsqu’aucun des deux ne pouvait se déplacer c’était un médecin d’Auteuil qui venait l’ausculter. En proie au désespoir, Juliette avait demandé au Dr. Louis qui avait soigné François-Victor, le troisième enfant de Victor Hugo, lors de sa maladie pulmonaire en 1842, de venir pour sauver sa fille.

[3La veille au soir, Hugo lui écrit : « Je ne veux pas, ma Juliette, que cette journée finisse sans que je t’aie écrit ; je ne veux pas qu’elle finisse sans t’avoir envoyé mon âme. Je viens de relire ta douce et adorable lettre de ce matin. Que te dire ? J’en ai le cœur gonflé. Ma bien-aimée, mon ange, oh ! que je t’aime ! Tout ce que tu souffres, je le souffre ; tout ce qui t’attriste m’assombrit le cœur. J’ai besoin de toi ! Tu es comme l’air que je respire. Oh ! vois-tu, te sentir loin, c’est affreux ! Mon doux ange, j’espère que tu dors en ce moment, j’espère qu’il y a du calme, de l’espérance et de la joie enfin dans ta maison là-bas, j’espère qu’il y a un peu de repos dans ton cœur et de sommeil sur tes yeux, oh ! je remercie Dieu à genoux s’il en est ainsi ! Ma bien-aimée, tu mérites tous les bonheurs, car tu as toutes les perfections. Tu es l’ange adoré de ma vie. Ô mon Dieu, écoutez-moi ! J’appelle sur la tête de cet ange, j’appelle sur l’autre tête qui lui est chère, toutes vos plus inépuisables bénédictions ! Bénissez-la, mon Dieu, comme je la bénis. » La lettre se poursuit le lendemain matin : « Je viens à toi après mon travail comme avant mon sommeil. Il fait beau ce matin. Il me semble que tout doit aller mieux autour de toi. Ô mon doux ange, ne te laisse pas aller au découragement. Espère, car même dans l’absence, Dieu et l’amour sont présents ! Espère, ma bien-aimée ! / J’aurai aujourd’hui des occupations par-dessus la tête, je compte bien pourtant faire en sorte de t’aller voir. Une journée sans toi me devient de plus en plus impossible. N’avoir pas eu de toute la journée le doux son de ta voix dans mon oreille, le doux rayon de tes yeux dans mon âme, c’est plus qu’une tristesse, c’est une douleur. Cette lettre me précédera, mais, je l’espère, de peu d’instants. À tantôt, donc, bien-aimée. Embrasse pour moi ta Claire. Dis-lui que je veux que tout aille bien. Je t’aime, et je baise tes beaux yeux avec religion. » (Lettre publiée par Jean Gaudon, ouvrage cité, p. 158).

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