Paris, 30 mars 1880, mardi, midi ¾
Il n’est jamais trop tard pour aimer, et pour le prouver, j’en fais la démonstration une fois de plus aujourd’hui où je t’écris pour hier [1] et pour aujourd’hui ce mot suprême de mon cœur : je t’aime. Tu me surprends dans cette douce occupation ; je n’en continue pas moins, à me donner à moi-même satisfaction de ces deux longs jours d’abstinence, en me rassasiant du bonheur de me bourrer jusqu’au bec de la plume de toutes les tendresses que je voudrais faire savourer à ton âme, en même temps qu’à la mienne. (C’est bête comme tout ce que je dis là [2]). Mais cela me fait tant de plaisir que je n’y résiste pas.
Minuit.
Je retourne la page à douze heures de distance et j’y retrouve mon amour où je l’avais laissé, plus ardent, et plus convaincu que jamais dans son admiration, et son adoration pour toi. Je n’ai pas voulu me coucher une seconde fois en vingt-quatre heures, sans avoir acquitté vis-à-vis de moi-même la dette sacrée de mon cœur. Aussi, pendant que tu achèves de te déshabiller et que tu entres dans ton lit, moi je finis mon tendre gribouillis en demandant à Dieu de te donner une bonne nuit bienfaisante pour ta santé. Plus je pense à tes chers amis Paul Meurice et Auguste Vacquerie, plus je me sens pénétrée de respect et d’amitié pour leur admirable et constant dévouement à toi, et plus je désire que tu contribues à leur faire rendre honneur et justice dans leur œuvre littéraire, comme dans leur caractère si absolument et si inflexiblement honnête et bon. [3] Les mots manquent à mon ignorance pour dire ce que je sens de profondément admiratif, et respectueux, pour ces deux hommes qui se sont fait une gloire et un bonheur de se dévouer à toi en tout temps et en toute situation, « à la peine, comme à l’honneur ». Aussi je souhaite de tout mon cœur que tu réussissesa à rapatrier Perrin avec Vacquerie [4]. Toi seul, d’ailleurs, peut opérer ce rapprochement par l’autorité suprême que te donne ton génie sur tous les hommes et en toutes choses. En attendant que cette réconciliation s’affirme, moi je t’aime sans l’aide de personne et sous l’influence seule de ton regard que j’adore. Bénis-moi comme je te bénis, et aime-moi comme je t’aime, de tout ton grand cœur.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16401, f. 88-89
Transcription de Blandine Bourdy et Claire Josselin
a) « réussisse ».