22 janvier [1844], lundi matin, 11 h.
Bonjour, mon Toto chéri, bonjour, mon cher adoré. J’aurais pu te dire un bonjour plus matinal puisqu’à huit heures je donnais audience à Lanvin et je disais adieu à ma péronnelle [1] mais j’ai essayéa de redormir après leur départ et c’est ce qui est cause que je ne t’écris qu’à cette heure-ci, mon cher petit bien-aimé. Du reste, mon pauvre petit, je suis persuadée maintenant QUE J’EN SERAI pour ma caisse. Lanvin a mangé des pois chauds [2] en me disant que ce n’était pas lui qui l’avait portée à la diligence, ce que je crois, mais je crois aussi qu’ils l’ont fait porter par leur petit gamin, ce qui explique malheureusement trop la chose. Enfin, ces pauvres gens en seront pour leur inquiétude et pour leur nez de carton. Toi, pour ta pièce de cent sous, Claire pour son industrie, moi pour mes frais de rédaction. Il vaut encore mieux cela que le choléra, même quand il n’est pas du tout morbus [3].
Clairette est repartie assez triste et par un temps encore plus triste qu’elle, en voilà pour quinze jours. Je ne voudrais pas pourtant que cette pauvre enfant prît en goût la maison avec cette frénésie car comme son avenir est d’être constamment chez les autres, il serait dangereux de lui laisser prendre le besoin de la maison à ce point-là. Ce serait lui préparer de grands chagrins. Je trouve aussi que tu ne lui parles jamais sérieusement ni d’elle ni de moi. Tu m’avais pourtant promis que tu le ferais et jusqu’à présent tu ne l’as pas fait. Il serait cependant utile qu’elle vît quelquefois l’homme sérieux dans toi et la femme estimable dans sa mère. Jusqu’à présent nous ne sommes toutb cela qu’à son insu et nous ne lui montrons que le côté drolatique de notre nature. Ce n’est pas assez.
Je te dis cela avec confiance, mon adoré, parce que je sais au fond l’intérêt que tu portes à mon enfant et l’estime que tu as pour moi qui t’aime de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16354, f. 81-82
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette
a) « esseyé ».
b) « tous ».
22 janvier [1844], lundi soir, 7 h.
Est-ce que tu es encore à l’imprimerie, mon Toto ? Sérieusement, est-ce que tu ne penses pas à moi ? J’ai toujours peur que tu ne m’aimes plus. Te voilà, mon pauvre adoré, je vais savoir ce qui t’a retenu.
7 h. ½
Je t’ai vu, mon adoré. Toutes les angoisses de la jalousie, toutes les amertumes du doute s’en sont allées dans un de tes baisers. Je t’ai vu, je suis heureuse. Je crois que tu m’aimes et que ce n’est pas ta faute ni celle de ton cœur si je ne t’ai pas vu plus tôt. Que je voudrais lire le feuilleton de Gautier [4].
Je l’aime de t’aimer loyalement comme il convient qu’on t’aime. On dit que le sang humain contient du fer, celui d’une femme doit contenir du bronze. Je donnerais jusqu’à la dernière goutte du mien pour faire les pieds de ta statue. Vois-tu mon Victor je t’aime avec la loyauté, le courage d’un homme. Je t’aime avec le dévouement et la tendresse d’une femme. Je t’aime comme les anges aiment Dieu. Je voudrais être l’homme sur lequel tu daignerais reposer ton bras, la femme que tu désires, l’ange de ton ciel, je donnerais mille vies si je les avais pour un sourire de toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16354, f. 83-84
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette