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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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9 janvier [1844], mardi matin, 9 h. ½

Bonjour, mon Toto bien aimé, bonjour, mon bon petit homme chéri. Bonjour, je te baise de toute mon âme. Comment va ton petit Toto [1] et son torticolis, ce matin ? J’espère qu’ils vont bien tous les deux, l’un portant l’autre, et que tu n’as plus la petite inquiétude sur ce cher enfant. C’est bien le moins, grand Dieu, que tu aies la tranquillité de ce côté-là, obligé comme tu l’es de pourvoir à tout et de suffire à tout. Je te dirai, mon Toto, que mon bobo diminue de jour en jour et que tu peux te risquer dans mes parages sans crainte et sans remordsa. Si tu ne le fais pas c’est que tu auras des raisons personnelles pour t’abstenir. Et, dans ce cas-là, je vous ficherai des coups et des griffes tout plein votre dos et tout plein votre nez.
En attendant, je me lève de bonne heure pour laisser à ma servarde la soirée toutb entière pour aller faire les rois chez sa cousine. J’ai pourtant très mal à la tête ce matin et je resterais volontiers couchée quelques heures de plus, mais j’ai pitié de cette fille et je ne veux pas la priver de sa part de galette et de garde municipalec. [2].
Jour Toto, jour mon cher petit o, si je pouvais vous attendrir, je vous dirais que je serai seule ce soir comme un pauvre chien. Mais je sais bien que vous avez le cœur plus dur que la banquette Maloiseau [3] et que vous n’en viendrez pas une minute plus tôt pour ça. Taisez-vous, vilain, je vous accable de mon mépris. Baisez-moi pour vous punir et aimez-moi pour votre suppliced.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16354, f. 31-32
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette

a) « remord ».
b) « toute ».
c) « municipal ».
d) « suplice ».


9 janvier [1844], mardi soir, 7 h. ¾

La visite de M. Triger m’a empêchée de t’écrire avant mon dîner comme j’en ai l’habitude depuis si longtemps, mon cher petit bien-aimé. Je me dépêche de me rabibocher car il me semble, quand je t’écris, que je ne suis pas si loin de toi. Tout le temps que je te gribouille je me fais illusion et je crois jabotera avec toi. N’oublieb pas mon Toto que je suis entièrement seule ce soir. Et quoique Suzanne soit à l’état de Cocotte et de Fouyou pour moi, l’habitude de la voir travailler de l’autre côté de ma table me rend mon isolement encore plus grand ce soir qu’elle n’y est pas. Je t’écris tout ça comme des cheveux sur de la soupe, je le sais bien, mais plus je vais plus je sens que je deviens de plus en plus stupide. Cette solitude et cet isolement m’éteignent de plus en plus. Les gens vulgaires, comme moi, ont besoin de se heurter à la vie en commun pour en faire sortir de temps en temps un peu de sens commun. Les cailloux ont besoin d’être cognés l’un contre l’autre pour en faire jaillir des étincelles. Les diamants, comme vous, mon Toto, brillent d’eux-mêmesc partout et toujours et n’ont besoin d’aucun auxiliaired pour les faire rayonner.
Dieu de Dieu que je suis bête ! Voilà quinze lignes de ridicules farragos [4] pour dire ce que je sens bien, que la solitude me rend encore plus bête que je ne suis, ce qui va de soi même quand on écrit les inepties que je t’écris. Décidément je ne suis bonne qu’à t’aimer comme un pauvre chien caniche.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16354, f. 33-34
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette

a) « jabotter ».
b) « N’oublies ».
c) « d’eux-même ».
d) « auxilliaire ».

Notes

[1Juliette fait ici référence à François-Victor Hugo.

[2La garde municipale de Paris est une unité chargée du maintien de l’ordre à Paris. Son statut en 1844 est à préciser.

[3Allusion à l’inconfortable voiture dans laquelle Victor Hugo et Juliette voyagèrent durant l’été 1834. Dans ses carnets, Hugo note : « 18 août / parti d’Amboise pr. Blois /à 3 h. ¼- par l’affreuse patache Maloiseau », Folio 37, France et Belgique, Laffont, vol. « Voyages », p. 537.

[4Juliette emploie un mot anglais, du registre familier : « farrago », mais qu’elle orthographie mal. « Farrago » signifie « pêle-mêle ».

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