Vendredi soir, 8 h. 20 m.
Quoique je sois résignée à la triste chance de ne pas te voir, je n’en fais pas moins les vœux les plus ardents pour qu’elle tourne à mon avantage en te ramenant le plus tôt possible dans mes bras. Depuis que tu m’as quittéea, je n’ai pas été une seule minute sans penser à toi et sans te désirer. J’ai travailléb aussi à réparer le dégât que notre marche forcée d’hier a causéc dans ma toilette. Si tu avais vu cela, tu en aurais frémi. De mémoire de femme, on n’avait vu pareil désastre dans l’accoutrement féminin. J’ai passé plus d’une heure après mon chapeau. Quant à ma robe et à mon jupon, c’est tout ce que j’ai pu faire que d’en extraire toute la poussière aujourd’hui. Demain j’aurai à les repasser et à les recoudre. Quant aux pantoufles de Melun, elles peuvent rivaliser avec les bottes de Navet [1]. Voilà, mon cher petit amoureux, le piteux état dans lequel j’ai trouvéd toutes mes hardes. Eh bien ! cela ne m’empêche pas d’être toute prête à recommencere quand tu le voudras, ce soir même si tu voulais. Oh ! pour être avec toi un quart d’heure seulement, j’irais à travers champs, sur la terre et sur l’onde, à pied, à cheval, en voiture, en char à bancsf. J’userais et je détruirais tous mes effets, et moi-même avec pour te voir seulement une minute plus tôt. C’est bien vrai ce que je te dis. La preuve, c’est que je t’aime comme une insensée. Je t’aime plus qu’avec mes forces, je t’aime avec ma vie, je t’aime avec mon âme, je t’aime avec l’amour de l’autre vie que je mêle à celle-ci. Je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16323, f. 291-292
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Souchon]
a) « quitté ».
b) « travaillée ».
c) « à causer ».
d) « trouvée ».
e) « reccommencer ».
f) « charaban ».