Guernesey, 13 août, [18]70, samedi matin, 5 h.
Bonjour, mon ineffable, grand et sublimement bon bien aimé, bonjour, sois béni, je t’adore. Je crains que tu ne sois déjà sur piedsa et peut¬-être sans avoir pu dormir, car les petites dents de Petite Jeanne paraissent la tourmenter beaucoup dans ce moment-ci. Pauvre petite, ce n’est pas de sa faute, mais cela s’ajoute fâcheusement à tes travaux et à tes soucis. Il faut espérer que le dénouement de cette lugubre tragédie qui se joue depuis un mois touche à sa fin et qu’il sera moins terrible qu’on le croit [1]. En attendant, je fais force de voile et de rame pour être prête à partir lundi matin [2]. Cependant le temps a l’air de se fâcher. Il est vrai qu’il a assez d’heures devant lui pour se calmer d’ici-là. Tout dort autour de moi, du moins je le crois, à moins que Louis [3] ne soit encore souffrant. L’ennui d’être séparé de sa femme et de ses enfants l’attriste, ce qui se comprend du reste et d’autant plus que nous-mêmes ici nous ne sommes rien moins que folâtres. Enfin on y peutb pas que faire, comme dit le philosophe Peter [4]. À ce propos, je me suis aperçue hier soir que nous avions oublié [le] gribouillis. Je n’en suis pas très fâchée pour ma part parce qu’il est assez maussade. Je vais faire tout mon possible pour que celui-ci, de gribouillis, serve de correctif à l’autre. Pour cela, je me dis à moi-même le fameux mot d’Émile Girardin en 1848 : Confiance ! Confiance ! Confiance [5] ! Espérons que cette exclamation sera plus justifiée pour moi dans l’avenir que la sienne ne l’a été pour lui dans aucun temps. Et pour commencer, je te livre mon âme pieds et poings liés. Je t’aime.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 219
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
[Souchon]
a) « pied ».
b) « peu ».