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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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16 novembre [1836], mercredi midi

Bonjour, mon cher bien aimé, m’aimes-tu un peu ce matin ? Moi, je t’aime de toute mon âme. Je vais beaucoup mieux, cependant si je n’ai pas une place pour ce soir, je resterai couchée pour me remettre tout à fait. Il m’est arrivé un malheur tout à l’heure qui n’aura pas d’autres suites, je l’espère.
En descendant de mon lit j’ai mis le pied sur la petite glace tombée à terre pendant mon sommeil et je l’ai brisée en mille morceaux. Quelque effrayant que soita ce présage, je m’en moque, si tu veux bien m’aimer la moitié de ce que je t’aime seulement.
J’ai reçu deux lettres de Manière [1], l’une pour toi, l’autre pour moi. Je me suis permis de les lire toutes les deux, est-ce bien criminel ? Au surplus je vous livre toute ma personne pour assouvir votre vengeance.
Je serai bien malheureuse si je ne peux pas assister ce soir à La Esmeralda [2]. Je ne te promets pas de ne pas pleurer d’ici à la 3e représentation. Pense donc, mon pauvre bien aimé, quel désespoir ce sera pour moi de ne pas être au moins dans l’endroit où tu seras, endroit que je regarde comme le plus dangereux et le plus pernicieux de tous à cause des séductions de toutes sortes qui vous entourent, sans compter le déplaisir qu’il y a pour moi à ne pas mêler mes applaudissements et mon admiration à ceux de tout le monde.
Quand on pense que je n’ai pas même un LIVRET ! En vérité, mon cher adoré, dût cette plainte te fâcher de nouveau contre moi, je ne peux pas la retenir. Je souffre depuis une semaine tout ce qu’on peut souffrir humainement en jalousie et en désillusion de cœur.
Mon Toto bien aimé vous m’aimez moins de tout l’amour que j’ai pour vous en plus. C’est bien malheureux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16328, f. 138-139
Transcription de Claudia Cardona assistée de Florence Naugrette

a) « que ce soit ce présage ».


16 novembre [1836], mercredi soir, 4 h.

Pas encore venu, mon cher bien aimé, et tu veux que je ne sois pas impatiente, et tu veux que je ne me tourmente pas, et tu veux que je ne souffre pas, et tu veux que je n’aie pas le cœur rempli d’amertume et les yeux pleins de larmes. Mais c’est impossible, si je t’aime comme en effet je t’aime, plus que tout au monde. C’est impossible, tout-à-fait impossible. Aussi, mon pauvre adoré, je me trouve bien malheureuse et bien à plaindre tous ces jours passés où je ne t’ai vu que quelques minutes. Si je ne craignais pas de te paraître ridicule et maniérée, je te dirais combien la vie me pèse, combien j’ai le désir frénétique d’en sortir. Si tu savais tout ce que j’ai amassé de douleur et de chagrin depuis quinze jours, tu verrais vraiment que le seul moyen de m’en débarrasser [serait ?] de leur ouvrir la porte toute grande au risque d’en laisser sortir la vie.
Tu sais bien, ma pauvre âme, que toutes les divagations que je t’écris là, ce n’est pas pour t’émouvoir au-delà de ce que tu sens pour moi. Je te dis tout cela parce que je souffre, parce que j’ai le cœur plein de fiel et la tête remplie d’idées noires, parce que je doute de toi, parce que la vie m’est insupportable avec le soupçon que tu ne m’aimes plus ou que tu m’aimes moins. J’ai été interrompue à cet endroit de ma lettre par la visite de Manière qui venait pour le même objet que celui de sa lettre ce matin, c’est-à-dire te remercier.
Il est bien décidé que je ne te verrai pas encore ce soir, car je n’appelle pas te voir une minute d’apparition, ainsi juge de mon désespoir en pensant que tu seras ce soir à l’opéra sans moi et l’objet de toutes les admirations et de toutes les coquetteries des femmes. Oh ! en vérité je suis une femme bien heureuse et j’ai bien tort de me plaindre. Mon Dieu, mon Dieu.

BnF, Mss, NAF 16328, f. 140-141
Transcription de Claudia Cardona assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Manière : créancier à qui Juliette devait de l’argent.

[2La Esmeralda, opéra de Louise Bertin sur un livret de Victor Hugo, inspiré de Notre-Dame-de-Paris, a été créé le 14 novembre 1836 à l’Opéra.

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