Guernesey, 25 nov[embre] [18]72, lundi matin, 8 h. ½
Voilà un vent bien mal appris, mon cher bien-aimé, d’avoir osé t’enlever ton chapeau sans crier : gare ! J’ai eu beau envoyer Suzanne courir après, elle n’a rien trouvé, non plus que ta Mariette, qui était aussi à la recherche du susdit chapeau. Il est probable qu’il est dans quelque jardin voisin ou sur le toit en terrasse de l’ancienne maison de Kesler. Si j’avais pu aller moi-même à la découverte, je suis sûre que je te l’aurais rapporté. Malheureusement, ma grandeur m’attache au rivage [1], ce qui est bête comme un aphorisme de courtisan qu’il est. Cet accident, au fond, a son bon côté puisqu’il t’a forcé à rentrer chez toi comme un éclair au lieu de rester sous une pluie torrentielle au risque d’augmenter ton mal de gorge et de l’éterniser. Je voudrais bien savoir où il en est ce matin ? J’espère qu’il va toujours de mieux en mieux et que ta nuit a été bonne de tout point. Quant à moi, j’ai été très agitée et j’ai très mal dormi, ce à quoi j’attribue le mal de tête que j’ai en ce moment. Et puis le temps est si maussade que j’en suis triste jusque dans l’âme. Heureusement qu’on n’a pas besoin de gaîté pour aimer, j’en fais la fréquente expérience : « pour être aimé il faut sourire mais pour aimer il faut pleurer [2] ». Je suis en plein dans cette seconde moitié du programme et je m’y tiens en t’aimant d’arrache-cœur.
BnF, Mss, NAF 16393, f. 325
Transcription de Bulle Prévost assistée de Florence Naugrette