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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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20 mars 1842

20 mars [1842], dimanche soir, 10 h. ¾

Je t’aurais écrit beaucoup plus tôt, mon amour, si je n’avais pas craint de paralyser ma digestion [1]. Mais tu n’y as rien perdu, car je n’ai pensé qu’à toi et je n’ai parlé que de toi. Dites donc vous, vous m’avez joliment mis à la porte de chez moi toute la journée. Reviens-y pôlisson, oui reviens-y, je ne te a dis que ça, mais je te le dis et je te le répète. Ce qui ne m’empêche pas de trouver que vous vous faites joliment friserb et que vous avez un luxe de rasage très inquiétant pour une pauvre Juju à la croque au sel comme moi [2]. Mais patience. Pareille au phénix dont je ne suis pas l’image, je renaîtrai de mes propres cendres que vous en serez éblouic, tout rayonnant que vous êtes, mon seigneur. En attendant je reste dans mon enveloppe de vieille femme décrépite.

Lundi 21 mars [1842], 11 h. du matin

A douze heures près, mon amour, je suis toujours la même Juju que ci-dessus avec la même décrépitude, la même jalousie, le même amour et le même désir et la même impatience de vous voir.
Comment allez-vous ce matin, mon Toto chéri ? Moi je vais bien quoique j’aie dormi beaucoup trop tard, mais cela tient à une petite insomnie que j’ai eued cette nuit pendant laquelle j’ai eu toutes les peines du monde à m’endormir. Je ne souffrais pas mais je ne pouvais pas dormir. J’ai profité de la circonstance pour penser à vous et pour vous désirer de toute mon âme. Ça n’est pas si mal employere son temps, n’est-ce pas mon Toto ? Pauvre bien aimé, je pensais à toi avec adoration, je te voyais travaillant dans ta petite chambre, au milieu de tous tes livres, sur ta petite table, sans lever tes beaux yeux adorés de mon côté pour ne pas perdre une seconde de ce travail féroce qui ne te laissa ni loisir ni repos. Je baisais tes pieds et je les aurais brûlés si au lieu de mes lèvres mon âme les avait touchésf.
Sois béni, mon Toto, dans tout ce que tu aimes. Sois heureux, mon adoré, je t’aime, je voudrais mourir pour toi. Tu es le bon Dieu pour moi. Claire dessine ton buste depuis ce matin, elle est plus raisonnable qu’hier et ce n’est pas dommage, car en vérité avec ces petites susceptibilités il n’y aurait pas moyen de lui donner aucun conseil, ni de rire avec elle. Je lui fais honte de ces petits enfantillages et j’espère que toutes ces mômeries de pension disparaîtront devant la raison et avec des moyens moitié sévèresg et moitié doux [3]. Tu devines sans beaucoup de peine à qui est réservé de seh servir de la dernière moitié de ces moyens. Eh ! bien oui, c’est à vous, parce que vous êtes le meilleur, le plus indulgent et le plus généreux des hommes, voilà tout. La méchanceté c’est mon affaire à moi et je ne veux être doublée par personne dans cet emploi d’Hac-tinc-tir-koff [4]. Baisez-moi je vous aime qu’on vous dit.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16348, f. 181-182
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette

a) « de ».
b) « friser »
c) « éblouie ».
d) « eu ».
e) « emploie ».
f) « touché ».
g) « sévère ».
h) « ce ».

Notes

[1Après avoir été malade au mois de février et en convalescence depuis début mars, Juliette est enfin rétablie. Mais elle souffre encore de maux d’estomacs qui refont surface régulièrement.

[2Juliette s’amuse et s’inquiète de la soudaine élégance de la toilette de Hugo depuis son élection à l’Académie française qui a eu lieu le 7 janvier 1841.

[3Claire Pradier, qui depuis 1836 est en pension dans un établissement de Saint-Mandé, vit actuellement chez sa mère depuis le mois de janvier et ne sera de nouveau admise dans son pensionnant qu’au mois de mai. Elle occupe ses journées à dessiner, faire des sorties avec Mlle Hureau ou aller à l’église.

[4Dans Adolphe et Clara ou les Deux Prisonniers de Benoît-Joseph Marsollier et Nicolas Dalayrac, comédie en un acte mêlée d’ariettes, créée au Théâtre Favart le 10 février 1799, et reprise à l’Opéra-Comique jusqu’en 1853 (d’après Théâtre de l’Opéra-Comique Paris, Répertoire 1762-1972 de Nicole Wild et David Charlton, Liège, Mardaga, 2005, p. 127), le garde-chasse Gaspard, à la demande de son maître, se déguise en affreux et méchant geôlier, sous le nom d’Hac-tinc-tir-koff, et fait croire à Adolphe et Clara qu’ils sont emprisonnés - il s’agit d’un stratagème pour amener la réconciliation des deux époux brouillés. (Remerciements à Olivier Bara, qui a identifié ce personnage dont le nom est difficilement lisible, et nous a fourni tous les renseignements ci-dessus).

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