Guernesey, 26 février [18]70, samedi matin, 8 h.
her bien-aimé, cette date, 26 février, est bénie entre toutes les autres dates que mon cœur fête à chaque anniversaire qui revient, car c’est celle de ta naissance, bénie par Dieu dès ton premier souffle, par l’humanité depuis que tu as l’âge d’homme et par moi depuis le premier jour où je t’ai connu. Je salue cette date lumineuse par trois salves de baisers contenant chacune le nombre de secondes écoulées depuis ton premier vagissement jusqu’à ce moment. Ce soir je t’offrirai un petit festiveau [1] en l’honneur de ce grand jour. Malheureusement les ressources gastronomiques sont rares en cette saison et dans ce pays. Il faudra que Suzanne s’ingénie pour changer la disette en victuailles et le rôti par LA PLATINE DE LA VEUVE SCARRON [2]. C’est son affaire et je l’en crois capable. Quant à moi, je n’ai que mon amour que je mets à toutes sauces décidée à suivre l’exemple de VATEL [3] pour peu que vous fassiez le dégoûté de mon menu. En attendant je vous sers ce hors d’œuvre plus tendre que salé... et je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 56
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette
Guernesey, 26 février [18]70, samedi, 2 h. après-midi
Cher adoré, je t’aime trop pour être jalouse du beau bouquet que t’offre Madame [illis.] et que tu me donnes. Je lui sais gré au contraire d’avoir pris si gracieusement l’initiative des hommages que tous les cœurs intelligents, que toutes les belles âmes te doivent et je l’en remercie pour ma part avec une tendre reconnaissance. Mon modeste bouquet de violettes tâchera de tenir sa petite place en face de ces splendides fleurs aristocrates et ne s’en sentira pas du tout humilié par leur voisinage. Telle est ma confiance en lui et en vous. Il paraît que le pauvre voisin est moins bien aujourd’hui qu’hier, à ce que dit Mariette [4]. D’après la mère Pingaley le docteur Corbin l’aurait prévenue qu’il n’y avait plus rien à faire pour le rendre à la santé. J’espère encore que cet arrêt n’est pas sans appel et que le printemps fera une heureuse diversion à son état maladif. En attendant je lui envoie du bouillon tous les jours puisqu’il le préfère à celui de Marie. À propos de Marie, je te raconterai un de ces soirs l’algarade nouvelle qu’elle a faite et dont la pauvre Mme Guille tremble encore aujourd’hui. Je te demande pardon pour ce cancan de domestique qui me laisse à peine la place de te baiser ici cent milles.
BnF, Mss, NAF 16391, f. 57
Transcription de Jean-Christophe Héricher assisté de Florence Naugrette