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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, samedi 14 août 1852, 8 h. du soir

J’ai pris mon courage à deux mains ce soir, mon doux adoré, pour terminer ce fameux compte de francs, de sous et de shillings que je traîne de chemin de fer en paquebot et de railway en steamboat, depuis Bruxelles jusqu’à Jersey. Et quoique le total n’en soit pas mince, ainsi que tu le verras, je n’en trouve pas moins un déficit assez désagréable pour mes finances et que je ne peux pas m’expliquer car il me semble avoir tout marqué sur mon petit calepin au fur et à mesure que les dépenses se présentaient. Mais le moyen de se reconnaître dans ce déluge de shillings à donner pour l’entrée du port, pour le poids des bagages, pour l’embarquement, pour la douane, pour le bateau, pour ceci, pour cela, pour rien, pour les filous de tout grade et de tout genre, pour l’administration et pour la marine, c’est à y perdre son barème, en sous, liards, en pences, et en farthings [1]. Maintenant nous voici échoués au Havre des Pas [2]. Dieu fasse que les hospitaliers jersiais ne nous arrachent pas la peau, faute d’autres plus grasses épaves. Je le désire sans oser l’espérer. En attendant, je suis de plus en plus loin du fameux bon marché annoncé et préconisé par tous ceux qui t’approchent. Jusqu’à présent l’avantage en ce qui me concerne consiste à dépenser davantage ici pour ma nourriture plus simple et moins copieuse qu’à Paris. Cette contradiction de mon livre de dépenses avec tes renseignements me semble tellement inouïe que j’en suis tout hébétée et que pour rien je planterais là la queue de la poêle, laissant à d’autres plus habiles l’honneur de faire dix shillings de cinq francs et du marché assez sordide de Jersey un pays de cocagne pour les ventres creux. Je prévois tant de déception pour moi de ce côté que j’en suis d’avance découragée et agacée. C’est absurde mais je ne peux pas m’en empêcher surtout à cause de toi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 211-212
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 14 août 1852, samedi soir, 8 h. ½

Rien n’est plus abrutissant que les chiffres, les comptes et tout ce qui y tient, mon bien aimé, j’en fais la pénible et bien maussade expérience ce soir. Cependant je ne me coucherai pas sans t’avoir remercié de ta bonne complaisance de tantôt. Je reconnais que cela doit t’assommer, mais j’en abuse si peu souvent et si peu à la fois que, malgré tous mes scrupules en ce qui touche tout ce qui peut te fatiguer et t’ennuyer, je ne me reproche pas la petite infraction de tantôt à mes habitudes ordinaires de stricte discrétion. Cela ne me dispense pas de la reconnaissance pour ta bonne rédaction de tantôt, au contraire, mon amour bien aimé, et j’en ai saisi le prétexte avec amour. Merci, mon bon petit homme, quoique vous ne soyez pas un secrétaire commode. Cher petit homme en quel état es tu arrivé ce soir à la Pomme d’Or [3] ? Probablement mouillé jusqu’aux os car par ce temps de rafalesa et de pluie il est difficile pour ne pas dire impossible de s’abriter sous un riflard [4] quelconque. Pourvu que tu aies pu prendre le temps de changer de vêtements et de chaussures avant le dîner ? J’en doute car il était déjà tard lorsque tu t’en es allé. Pourvu surtout que tu ne t’enrhumes pas, c’est là l’important. La tempête et l’ouragan font rage dans ce moment-ci contre ma petite maisonnette et menacent de l’enlever dans un de leurs tourbillons. Il est probable que je ne dormirai pas cette nuit encore. Tant mieux, j’aurai plus de temps pour penser à toi et pour t’aimer d’ici à demain jusqu’au moment où je te reverrai. D’ici là dormez, vous qui n’avez rien de mieux à faire dans votre logis sourd et aveugle de la Pomme d’Or. Moi je vais écouter l’océan furieux. Ce sera comme si j’entendais l’écho de votre grand livre Napoléon le Petit [5].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 213-214
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « raffales ».

Notes

[1Farthing : quart de penny.

[2« En longeant les bassins du port de Saint-Hélier vers le sud-est […] le voyageur débouche sur une baie d’à peu près trois kilomètres de long qui se termine à la pointe de Croc, hameau de Samarès (ou Samarez), extrémité méridionale des îles anglo-normandes. La route en terrasse au bord de la mer s’appelle, sur les six-cents premiers mètres qui sont aussi les plus riants, le Havre-des-Pas, en souvenir de la chapelle catholique Notre-Dame-des-Pas autrefois érigée sur un petit rocher où la Vierge était apparue, puis détruite au début du XVIIIe siècle […] », Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II. Pendant l’exil I. 1851-1864., Fayard, 2008, p. 96.

[3Hôtel de la Pomme d’Or : « petit hôtel tenu par des Français (aujourd’hui 143 chambres), situé juste en face du débarcadère (aujourd’hui Liberation Square), où la pension complète coûtait cinq francs par personne et par jour (aujourd’hui plus de trois cents euros à la même saison). », Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II. Pendant l’exil I. 1851-1864., Fayard, 2008, p. 87. La famille Hugo y loge avant d’emménager à Marine Terrace le 16 août.

[4Riflard (familier) : parapluie.

[5Napoléon le Petit est paru à Bruxelles le 7 août.

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