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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 19 septembre 1852, dimanche matin, 8 h.

Bonjour, mon petit Toto, bonjour mon beaucoup trop aimé petit homme, bonjour. Eh bien, que dites-vous de la tempête de cette nuit ? Est-ce que vous avez pu dormir avec cet infernal sabbat de la mer et du vent ? Quant à moi j’ai profité de ce prétexte pour ne pas fermer l’œil et pour faire votre paquet de vieux journaux moisis et rancis. Occupation paisible mais peu amusante surtout à ces heures-là. Si je n’avais pas craint d’effrayer les crapauds de la paroisse, je serais allée me promener au milieu de la nuit pour calmer mon insomnie. Qu’est-ce que vous diriez si vous me voyieza apparaître à Marine-Terraceb [1] au beau milieu de la nuit avec mes crins vagabonds éparpillés au vent ? Quel bon loup-garou je ferais. Vraiment je me sens des dispositions pour l’état de revenant. C’est peut-être la seule manière de vous revenir. J’y essaieraic. En attendant je fais, comme simple Juju, une assez laide et piteuse mortelle ce matin, tant je suis fatiguée et éreintée de ma nuit. Le lit qui, déjà dans le sommeil, est peu moelleux devient du granit primitif dans l’insomnie. J’en suis toute meurtrie et toute bletted ce matin. Merci du confortable anglais qui consiste à avoir des tapis dans la cave et dans le grenier et pas de matelas dans le lit. Un luxe de pelle, de pic, de pincettes, de grilles et de ferrailles et pas un siège pour s’asseoir. Ainsi de leur propreté qui leur font fourbir le seuil de leur porte et qui laisse leurs armoires en proie aux araignées, aux souris et aux rats. Tout cela va de pair avec leur stupide cuisine dont l’eau du ruisseau fait les frais et la pierre infernale tous les condiments. Décidément, plus je vis à l’étranger plus j’aime les [illis.], les meubles, commodes, le balai soigneux, le torchon vigilant et la cuisine logique de mon pays… mais partout et ailleurs, je vous adore, ce dont j’enrage.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 341-342
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « voïez ».
b) « terrasse ».
c) « esseyrai ».
d) « blète ».


Jersey, 19 septembre 1852, dimanche, midi ½

Je regarde le temps avec anxiété pour savoir à peu près quand je te verrai. Jusqu’à présent les alternatives sont tout à tout décourageantes ou rassurantes, nous verrons laquelle des deux l’emportera et vous apportera. D’ici là je vais écrire à la mère Luthereau ainsi que nous en sommes convenus. Puis je lirai pour ne pas scandaliser la bigoterie huguenote en cousant un dimanche. Tu ne sais pas encore si tu iras à Guernesey demain ? Dans le cas où tu n’irais pas, est-ce que tu verrais quelque inconvénient à faire le tour de l’île avec moi, ce fameux tour de l’île qui menace de devenir pour moi le tour de Tantale, car plus j’en approche et plus il s’éloigne ? Le mauvais temps devient un attrait de plus pour toi qui l’a déjà fait par le beau temps. Quant à moi, mon soleil n’est pas précisément celui qui est accroché là-haut, mais celui qui rayonne de vos yeux. Partout où je peux l’apercevoir, il fait beau et chaud dans mon âme. Ainsi que ce ne soit pas un empêchement de baromètre qui vous empêche de me donner cette joie si vous ne faites pas votre expédition pour Guernesey. Vous savez, du reste, que plus nous attendons, et moins les conditions météorologiques seront favorables. Maintenant, mon cher petit bien-aimé, que vous êtes averti, je n’ajoute plus rien, sinon que je vous aime à tous les degrés, sous toutes les latitudes et par toutes les températures des quatre points cardinaux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 343-344
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Maison dans laquelle la famille Hugo a emménagé le 16 août 1852. « Victor Hugo la décrit minutieusement dans William Shakespeare : « un corridor pour entrée, au rez-de-chaussée, une cuisine, une serre et une basse-cour, plus un petit salon ayant vue sur le chemin sans passants et un assez grand cabinet à peine éclairé ; au premier et au second étage, des chambres, propres, froides, meublées sommairement, repeintes à neuf avec des linceuls blancs aux fenêtres. » […] À l’emplacement de Marine Terrace, sur la grève d’Azette, s’élève aujourd’hui un immeuble massif appelé maison Victor Hugo. » Gérard Pouchain, Dans les pas de Victor Hugo en Normandie et aux îles anglo-normandes, Éd. Orep, 2010, p. 56.

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