Bruxelles, 10 juin 1852, jeudi matin, 9 h.
Bonjour, mon petit bien-aimé, bonjour je vous aime malgré la pluie, les coups d’air et les rhumatismes. Bonjour, mon cher petit homme. Et bien avez-vous mieux dormi ce matin ? Votre mélodieux baudet a-t-il encore fait entendre sa fanfare matinale ? Pauvre petit homme, le plus entêté des deux n’est pas l’âne qu’on pense. Dieu sait qu’à votre place j’aurais cédé la MIENNE depuis longtemps. Je serais allée dormir dans un petit coin paisible, loin des roussins [1] mélomanes et des flamands braillards. Chacun son goût. Seulement le vôtre a cela de particulier que plus vous bisquez plus vous êtes heureux. Je respecte votre bonheur en souhaitant qu’il ne vous rende pas malade à la longue. Quant à moi qui ai eu la stupidité de suivre votre conseil j’ai grelotté toute la nuit et je n’ai pas pu fermer l’œil. Aussi ce matin je suis plus grimaude [2] et plus endolorie que jamais. Je viens de mettre du coton dans l’oreille et une mentonnière par-dessus. Nous verrons ce que cela me fera. Quant à envoyer chercher Yvan je m’en abstiendrai tant que je ne serai pas en danger de mort parce qu’il est évident pour moi qu’il aime peu à sea déranger et qu’il n’y a qu’un cas de vie ou de mort qui puisse le stimuler et lui faire sortir sa science de la trousse dans laquelle il la tient hermétiquement enfermée. Je ne lui en veux pas, bien loin de là, je lui suis reconnaissante des soins qu’il m’a donnés mais j’attendrai pour en réclamer d’autres que je sois tout à fait malade. J’espère, mon petit homme, qu’on t’aura écrit hier et que tu aurasb ce matin des nouvelles de cette vente [3] qui m’attriste quoi que je fasse. Je suis impatiente de savoir jusqu’où est allé ton sacrifice au point de vue de l’argent seulement car il y a des choses qu’aucun argent ne pouvait payer et que rien ne pourra remplacer. La seule chose qui peut me consoler de la perte que tu viens de faire c’est la pensée de te donner ma chambre. Il me semble que tu regretteras moins toutes ces chères reliques quand tu vivras au milieu des miennes. Je voudrais déjà que tu fusses installé quelque part pour te forcer à te servir de mes pauvres tessons. Ce jour-là sera un jour de joie et de fête, de bonheur et de bénédictions.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16371, f. 125-126
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « ce ».
b) « sauras ».
Bruxelles, 10 juin 1852, jeudi après-midi, 1 h.
Tu me fais espérer que je te verrai bientôt, mon doux bien-aimé, aussi je me fie à ta promesse et je suis heureuse d’avance de la pensée que je vais bientôt te voir. Je tâche d’arranger mon torticolisa de manière à ce qu’il ne te choque pas et de dégripper ma pauvre figure que la douleur contracte afin que tu ne me croies pas maussade et désagréable. Mais quoi que je fasse j’ai grand peur que tu t’y méprennes et que tu croies voir de l’humeur là où il n’y a que de la souffrance. Ce sera bien injuste car jamais je n’ai eu le cœur plus confiant, plus doux et plus heureux que dans ce moment-ci. Je pense à toi avec une inexprimable tendresse et je t’attends, sans aucune défiance et sans aucune impatience, qu’avec le désir de te voir le plus tôt possible. Il est probable que tu as reçu des nouvelles de chez toi aujourd’hui. Il est impossible qu’on ne te fasse pas savoir quelle attitude avait la foule et quelleb influence elle a eu sur la vente [4]. J’ai hâte d’en connaître tous les détails pour savoir jusqu’où la reconnaissance aura osé se montrer dans cette circonstance si significative. Je m’explique mal mais je sais ce que je veux dire et je suis impatiente de savoir si ce que j’espère s’est réalisé. En attendant tu n’as pas une minute seul car tu avais déjà un visiteur tantôt quand Suzanne est allée te porter à déjeuner. Je ne sais vraiment pas où tu trouves le temps de travailler avec tant de sujets de distraction et de dérangement. Quelle admirable organisation que la tienne, mon sublime bien-aimé, quel courage, quelle force d’âme, quelle sérénité, et quelle dignité tu apportes dans toutes les circonstances les plus difficiles et les plus douloureuses de ta vie [5]. Cher adoré, je t’admire et je t’aime. Je voudrais te donner ma vie. Tu es mon divin bien-aimé que j’adore. Mon cœur se fond en pensant à toi. Je baise tes pieds avec vénération et j’attends l’occasion de mourir pour toi. Tu ne sauras jamais comment et combien je t’aime. C’est plus que l’infini, c’est plus que plein la terre et le ciel c’est plus que TOUT. Je t’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF16371, f. 127-128
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « torticoli ».
b) « quel ».