Paris, 25 février 1881, vendredi matin
Où en es-tu de ta nuit, mon grand bien-aimé ? J’espère que la répétition de ta splendide Lucrèce Borgia [1] ne t’a pas trop fatigué et que tu pourras encore assister à son triomphe devant le public demain soir. En attendant moi je t’aime, c’est mon lot, je ne m’en plains pas ; et toi ?
Il y a séance publique au Sénat tantôt à deux heures et comme il est probable que tu iras je me hâte de bâcler ma besogne quotidienne du matin pour pouvoir t’accompagner si tu le permets. Les employés de la ville sont venus ce matin prendre les mesures pour parer le dedans de ta véranda des fleurs les plus belles qu’il y ait dans les serres de l’État [2]. D’autre part, la maison en face porte à toutes ses fenêtres ces mots en lettres énormes : FENÊTRE A LOUER. On installe de formidables gradins dans le jardin du marchand de vin qui exige, non seulement le droit d’entrer, mais la consommation payante et obligatoire de sa gargotea et de sa cave. On a enlevé un arbre placé en porte-à-faux devant ta porte et bitumé le terrain dans lequel il était. Les écoliers du Lycée Louis le Grand te prientb à défaut d’un jour de congé en l’honneur de ton anniversaire au moins l’amnistie de toutes les punitions encourues jusqu’ici [3]. Ils pensent, et avec raison, je crois, que le ministre Ferry ne te refusera pas. Mais il faut te hâter, ce que tu ne manqueras pas de faire ton cœur aidant.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16402, f. 41
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « gargotte ».
b) « prie ».