Paris, 11 mars 1881, vendredi, 9 h. du matin
Cher bien-aimé, les mauvaises nuits continuent et se ressemblent pour toi comme pour moi avec une agaçante persévérance que je désirerais bien voir finir pour toi comme pour moi. En attendant je résiste le plus que je peux en m’aidant de tout mon amour qui désire et qui veut rester auprès de toi en ce monde aussi longtemps que Dieu te permettra d’y être. Pour me faciliter la tâche, je lis et je relis toutes les adorations qu’on t’envoie [1] en les comparant avec fierté à la mienne qui les dépasse toutes de toute la hauteur de la terre à l’étoile la plus reculée du ciel. Tu verras, quand nos deux âmes soudées l’une à l’autre s’envoleront ensemble dans l’infini, combien c’est saintement vrai. Jusque là, mon divin bien-aimé, il faut vivre au plus près l’un de l’autre, la main dans la main et les yeux dans les yeux.
Le temps quoique très voilé est chargé d’électricité qui m’oppresse et m’ôte tout ressort. Il me semble que je manque d’air. Malheureusement tu n’auras pas de Sénat avant lundi. J’en suis d’autant plus fâchée que je comptais aller voir ma sœur au moins une fois d’ici là pendant que tu aurais été à la séance. J’y suppléeraia par une lettre mais ça n’est pas tout à fait la même chose. Enfin cela vaudra encore mieux que rien.
Les envois, les lettres, les adresses, les brochures, les journaux continuent d’affluer autant que le jour de ton anniversaire et je ne sais pas comment le pauvre Lesclide se tirera de l’entassement de tous ces Pélions et de tous ces Ossa [2]. À propos de ce brave et excellent homme, il paraît que sa fille, qui devait dîner ici ce soir, ne viendra pas parce qu’elle souffre d’une angine. J’espère que ce n’est qu’un simple mal de gorge et qu’elle en sera quitte pour un ou deux jours de repos. A côté de ce petit contretemps, je t’annonce, comme compensation, la nouvelle de Georges et Jeanne dînant avec nous ce soir. Quelb bonheur !!!c
Je vais aller voir si tu t’apprêtes à déjeuner avec nous, ce qui serait bien gentil et ferait bien plaisir à tout le monde. Puis si tu le veux nous pourrons faire après une bonne longue promenade au bois de Boulogne. Qu’en dites-vous Môssieu ? Je vous adore.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16402, f. 47
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « supplérai ».
b) « Que ».
c) Les trois points d’exclamation courent jusqu’au bout de la ligne.