Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1841 > Juin > 30

30 juin [1841], mercredi matin, 11 h. ¾

Bonjour mon Toto chéri, bonjour mon bien-aimé adoré. Il y a déjà longtemps que je suis levée mais de frictions en ablutions et de tisanea pour moi [1] en tisanea pour toi, je suis arrivée jusqu’à présent sans t’avoir écrit, mais nonb sans avoir pensé à toi, car il n’y a pas de solution de continuité pour cela mon amour. Penser à toi, toujours te désirer sans cesse, voilà ma vie.
C’est ce soir que vient cette pauvre Clarinette, nous verrons ce qu’elle rapportera dans la GEULE de la maîtresse de pension et des vers inédits, mais je suis certaine d’avance que tu as deviné juste pour l’effet produit sur la vieille péronnelle. Du reste je m’en fiche comme de deux œufs, l’important était de lui ôter tout prétexte de vexer cette pauvre enfant [2]. Je crois, mon adoré, que dans son intérêt à elle, Claire, et dans le nôtre aussi, tu ferais bien de te rapprocher de M. Pradier et d’user de ton influence sur lui pour l’obliger à faire son devoir envers sa fille [3]. Je suis sûre que si tu le veux tu y parviendras et moi je ne t’en aimerai pas davantage parce que c’est impossible.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 303-304
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « tisanne ».
b) « non non ».


30 juin [1841], mercredi soir, 6 h. ½

Non je ne ris pas à me tordre des nouvelles du Charivari, je ne trouve pas cette plaisanterie si drôle que vous voudriez me le faire croire. Mais soyez tranquille je vous surveille de près et je ferai une drôle de scène à ce stupide [prince  ?] pour peu que sa péronnellea fasse seulement mine de vous regarder de côté. Ceci n’est qu’une faible esquisse de l’attitude menaçante et terrible que j’aurais vis-à-vis la susdite tête couronnée si la chose en valait la peine et à qui je donnerais plus de coups de griffes qu’il n’a de cornes sur la tête [4].
[Dessinb]
Tâchez de ne pas l’exposer à ma colère dont la meilleure partie serait pour vous, scélérat.
Je vous ai toujours regardé en aller malgré mes cheveux épars [5]. Vous êtes aussi beau derrière que devant, seulement j’aime mieux votre nez que vos talons parce que l’un m’apporte le bonheur et que les autres me l’emportent. Je voudrais bien savoir quand vous reviendrez, mon amour. J’ai beau avoir Claire, du moins l’attendre car elle n’est pas encore arrivée, cela ne m’empêche pas de sentir votre absence. Au contraire, je vous en désire davantage.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 305-306
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « péronelle ».
b) Dessin représentant Juliette et un homme couronné en habit très élégant face à face, l’air peu amical :

© Bibliothèque Nationale de France

Notes

[1Juliette souffre souvent de maux de ventre ou de tête violents et vient donc de commencer un traitement, prescrit par le docteur Triger, qui va durer plusieurs mois. Elle précise ses recommandations le 21 avril.

[2Juliette parle ici de Mme Devilliers, une des maîtresses de pension de Claire à Saint-Mandé. Cette vieille femme, qu’elle déteste, a demandé en mai à Hugo, par l’intermédiaire de Juliette, quatre vers inédits pour mettre sur le tombeau d’un petit enfant de sa famille. Voici le quatrain en question : « Enfant, que je te porte envie ! / Ta barque neuve échoue au port. / Qu’as-tu donc fait pour que la vie / T’ait déjà mérité la mort ? » « Ce hideux sans gêne de bourgeoise stupide » a grandement contrarié le couple, mais Juliette a souhaité un compromis dans la crainte que cette femme ne puisse s’en prendre à Claire dont elle envisage l’avenir au pensionnat. Manifestement, le poète a donc trouvé un « moyen, celui qui respecte [s]a dignité et qui satisfait à la vaniteuse sensiblerie de cette vieille maîtresse d’école ». En fait, ces vers ont été écrits a l’occasion du voyage de 1839 de Hugo et de Juliette, lors de la visite de la cathédrale de Sens. Le poète est alors le témoin d’un spectacle terrible : deux cortèges accompagnant à l’église, l’un le cercueil d’un enfant, l’autre le baptême d’un nourrisson. Il accompagne le cortège funèbre au cimetière où il écrit sur l’humble pierre ces quatre vers qui se retrouveront dans Toute la lyre, « Épitaphes d’enfants », recueil de poèmes délaissés ou abandonnés, publié de façon posthume.

[3Claire est scolarisée à Saint-Mandé depuis 1836 et c’est Hugo qui en assume les frais à la place de son véritable père, James Pradier. En janvier, ce dernier a pourtant assuré à Mme Lanvin qu’il paierait en mars tout l’arriéré de la pension de sa fille qui venait de lui rendre visite. Malheureusement, début avril, Juliette rappelait qu’elle n’avait toujours rien reçu.

[4À élucider. Néanmoins, le 23 juin, le journal satirique Le Charivari a publié un numéro intitulé « Les souffrances de M. Victor Hugo ». Il y est dit notamment que les frères Cogniard, qui dirigent le théâtre de la Porte-Saint-Martin, n’ont pas voulu de Ruy Blas. On y blague aussi Hugo de ce qu’il a porté plainte contre M. Étienne Monnier au sujet de la traduction française du libretto d’opéra italien de Lucrèce Borgia, pour Donizetti. Peut-être y est-il aussi question de ce qui justifie cette scène de jalousie de la part de Juliette.

[5Il ne s’agit pas simplement d’une façon de parler : Juliette observe vraiment Hugo jusqu’à ce qu’il ait tourné le coin de la rue, en général pour vérifier qu’il aille bien dans la bonne direction.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne