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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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4 mai 1841

4 mai [1841], mardi matin, 10 h. ½

Bonjour mon cher adoré bien-aimé, bonjour. Comment vas-tu ? Tu ne m’as pas rapporté l’album vert [1], me voilà arrêtée dans ma copie et cependant je suis dans une grande ardeur de travail, tu serais bien gentil de me laisser en profiter. Il est vrai que ma pauvre Claire étant partie et n’ayant pas d’ouvrière [2] dans ce moment-ci tous les jours me sont bons. Le Père la tuile [3] n’est pas encore revenu, pourvu qu’il n’aita pas rencontré [C/G  ?] [4] sur son chemin ! Ia, ia, vous êtes une bête. On a rapporté votre vieille pelure du décroche-moi ça [5]. Je ne l’ai pas défaite de son paquet pour vérifier si c’était bien elle, vous laissant la chance d’en trouver une neuve à la place de votre vieille.
J’ai pris ma tisaneb et j’ai fait mes frictions [6], tout à l’heure je ferai votre tisaneb et je me débarbouillerai pour donner le temps à ma tisaneb de faire son chemin. Après je déjeunerai et si vous avez bon nez vous viendrez m’apporter votre album et votre museau pour que je copie l’un et que je baise l’autre à tire-larigotc. Jour Toto, jour mon cher petit o. Je vous aime mon amour, je ne vous vois pas assez mais je vous désire de toutes mes forces.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 121-122
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « est  ».
b) « tisanne ».
c) « tirelarigo ».


4 mai [1841], mardi après-midi, 4 h.

Je t’attends, monsieur Picardet [7], il paraît que tu n’es pas pressé de venir ? Moi, pendant ce temps, j’ai eu la visite du recenseur qui venait s’assurer du produit des loyers et des noms de chaque locataire [8]. J’ai dénoncé Lanvin à la place de Laurin, ainsi qu’il était déjà inscrit et j’ai dit qu’en ma simple qualité de sous locataire je ne savais pas le chiffre du loyer. C’est assez adroit pour une Juju qui n’en fait pas son état il me semble [9] ? Du reste, voici l’exclamation poussée par le susdit recenseur chauve et strabique en entrant dans ma chambre : « oh ! que voilà une belle pièce, surtout pour le local, on ne se douterait pas de ça en entrant ». Tout ceci en forme de monologue car je ne lui ai pas adressé une seule parole autre que celles concernant le nom de Lanvin et ma qualité de locataire en second.
J’ai eu aussi la visite de Panaillon à qui je n’ai rien achetéa comme de juste. Il me reste à peine de quoi payer tout mon monde s’il se présente aujourd’hui et je n’ai pas de vin et plus d’huile à brûler. Ce n’était donc pas le moment de songer aux penailleries, aussi me suis-je courageusement abstenue. Je voudrais pouvoir en faire autant de mon amour pour vous mais j’ai beau essayer il va toujours son train et de plus fort en plus fort comme chez Nicoletb [10]. C’est cent millions de fois trop vrai.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, no 23549, 122 bis
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « acheter ».
b) « Nicollet ».

Notes

[1C’est l’un des albums où Hugo écrit le brouillon de ses futures œuvres. Il semblerait d’ailleurs qu’il y ait rédigé son futur discours de réception, prévue pour le 3 juin, à l’Académie française.

[2Pauline.

[3À élucider. Quoi qu’il en soit, c’est cet homme qui se charge de ramener Claire à sa pension de Saint-Mandé, où elle est scolarisée depuis 1836, lorsque les Lanvin ne peuvent pas s’en occuper.

[4À élucider.

[5C’est ainsi que Juliette surnomme le Mont-de-Piété.

[6Juliette souffre souvent de maux de ventre ou de tête violents et vient donc de commencer un traitement, prescrit par le docteur Triger, qui va durer plusieurs mois. Elle précise ses recommandations dans sa lettre du 21 avril.

[7Juliette s’inspire sans doute de Voltaire qui, dans ses lettres de septembre 1761 à son ami M. Le comte d’Argental, mentionne un académicien typique de Dijon qui porte ce nom (deux frères en réalité) qu’il tourne en ridicule en l’empruntant (avant de le transformer en Picardin) pour signer l’une de ses comédies, L’Écueil du sage, ou Le droit du seigneur. Remerciements à Jean-Marc Hovasse qui a identifié pour nous cette référence.

[8Dans un contexte d’opposition des communautés locales à l’état concernant le montant des prélèvements fiscaux et les modalités de leur perception, Jean-Jacques Humann, député du Bas-Rhin, devient au mois d’août 1840 ministre des Finances du gouvernement que dirige le maréchal Soult. Les finances publiques accusent un important déficit. « Pour [le] combler, Humann décide […] de faire appliquer dans toute sa rigueur le prélèvement de la patente et de la taxe sur les portes et fenêtres. Il ordonne un recensement général des habitations, dont le but est d’assujettir à l’impôt nombre de constructions récentes qui y échappaient. Mais ce sont surtout les modalités de l’opération ‒ énoncées dans une circulaire adressée aux préfets le 25 février 1841 ‒ qui vont provoquer des réactions hostiles : tandis que, jusqu’à présent, les autorités municipales contrôlaient directement la mise à jour des matrices utilisées pour répartir l’impôt entre les contribuables domiciliés dans chaque commune, ce sont désormais les agents du fisc qui, assistés des maires, procéderont au recensement des habitations. Les adversaires du régime, à droite comme à gauche, s’empressent de dénoncer une mesure jugée attentatoire aux libertés municipales » (François Ploux, « Jean-Claude Caron, L’Été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841) », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2002, p. 210-213). Des émeutes vont agiter la France pendant plusieurs mois, et Juliette abordera le sujet dans sa lettre du mardi 14 septembre au soir.

[9« D’octobre 1834 à février 1845, l’adresse de Juliette est toujours libellée ainsi par Victor Hugo : “Madame Drouet, chez M. Lanvin”. Mais Juliette n’a pas habité chez les Lanvin : les engagements de location étaient établis au nom de “Jacques-Firmin Lanvin, rentier”, afin qu’elle échappât aux persécutions de ses créanciers (renseignement dû à Jean Savant) » (James Pradier, Correspondance, Tome I, ouvrage cité, p. 163 [Pradier]).

[10Jean-Baptiste Nicolet, acteur et directeur de théâtre (1728-1796). Le succès de ses pièces et spectacles, très nombreux et variés, a donné naissance à l’adage : « C’est de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet », qui marque un effet de gradation.

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