Guernesey, 19 juin [18]63, vendredi matin, 7 h. ½
Je pressens que tu as passé une mauvaise nuit [1], mon pauvre adoré, et je crains que tu ne souffres plus que tu ne veux le laisser voir. Je t’aime, mon sublime martyr résigné. Je n’ose pas toucher à ta douleur et pourtant je voudrais la faire cesser au prix que Dieu voudrait y mettre. Quoi qu’il soit, la pensée que tu souffres dans ta chère âme m’est odieuse et insupportable, mais que faire, que faire, mon Dieu, pour l’empêcher ? Hier, je te voyais luttant contre ta douloureuse préoccupation et un affreux mal de tête, et j’en avais le cœur navré d’angoisse et de pitié ! J’aurais voulu pouvoir t’absorber tout entier dans mon amour pour le forcer à ne rien voir, à ne rien sentir, à ne rien comprendre que lui. Cette nuit je me suis relevée plusieurs fois tâchant de deviner avec mon âme à travers ta fenêtre muette et sombre si tu dormais et chaque fois je me recouchais plus tourmentée. Depuis ce matin je guette ton lever tout en désirant que tu restes au lit tout le temps dont tu as besoin pour le repos de ton corps et de ton esprit. Jusqu’à présent tu n’as pas encore paru. Ȏ mon pauvre bien-aimé, repose-toi, ne te laisse pas aller au chagrin, tout ira mieux que nous l’osons l’espérer, j’en ai le pressentiment par mon amour qui ne veut pas que tu sois malheureux. J’espère que tu recevras des nouvelles qui calmeront tes inquiétudes et t’expliqueront bien des choses d’une manière satisfaisante autant que cela peut l’être pour ton pauvre cœur froissé. Quant à moi, mon adoré bien-aimé, heureux ou malheureux, je ne sais que t’aimer, je ris quand tu ris, je souffre quand tu souffres, et toujours, toujours je t’aime. Je voudrais pouvoir faire plus, mais Dieu ne permet pas qu’on empiète sur sa puissance, ce qui fait que je ne peux que t’aimer.
BnF, Mss, NAF 16384, f. 161
Transcription de Gérard Pouchain
[Blewer]