Guernesey, 18 octobre [18]63, dimanche matin, 7 h. ¾
Bonjour, mon petit homme, bonjour, et que je vous voie encore avoir mal aux dents je vous ficherai des bons coups pour vous APPRENDRE ! Tâchez d’avoir passé une bonne nuit si vous ne voulez pas que je me fâche tout rouge. Cher adoré, je ris ave toi dans l’espoir que tu vas bien et que tu as bien dormi toute la nuit mais toutes ces jocosités se changeraient très vite en tristesse s’il m’était démontré que tu souffres toujours et que tu as passé une mauvaise nuit. J’espère que je n’aurai pas ce chagrin et que tu me souriras tantôt à belles et BONNES DENTS [1]. En attendant je vais copier la lettre de Pagnerre [2] pour que tu l’aies ce matin quand tu viendras baigner tes yeux. Mais quel acharnement à jet continu contre ta cuisinière, vraiment cette pauvre bigote commence à m’inspirer de la compassion et je serais tentée de communier avec elle, sans confession, si cela pouvait détourner la coalition haineuse qui la poursuit sans relâche et à propos de tout. Et quelle noire et féroce injustice ce serait que tous ces bavardages si, comme tu le crois, c’est une honnête fille ! Je suis vraiment effrayée de penser que, moi aussi, je puisse être un but aux morsures et aux griffes de ces êtres rancuniers et malfaisants à plaisir. Leur ombre seule me fait peur et je voudrais pouvoir m’en éloigner le plus tôt possible. Je te demande pardon pour cette panique involontaire doublée et redoublée de mon amour pour toi, mais tout ce qui peut menacer notre tranquillité et notre bonheur intérieur m’effraye jusqu’à la folie. J’avoue ma lâcheté et ma poltronnerie, trop heureuse si ces BONNES personnes me tiennent quitte pour la peur. En attendant je t’aime avec toutes les autres bravoures.
J.
BnF, Mss, NAF 16384, f. 228
Transcription de Gérard Pouchain