Jersey, 15 mars 1855, jeudi après-midi, 2 h.
Tourne les yeux du côté de mon âme, mon cher adoré, et tu verras un beau soleil d’amour au lieu de l’affreux ciel papier gris qui emplit tout l’horizon aujourd’hui.
Surtout ne sois pas triste et ne te tourmente pas de tous les projets nébuleux qu’on fait autour de toi dans ce moment-ci et qui s’évanouiront devant le premier sourire du printemps [1]. Et puis, s’il est indispensable au bonheur de tout ce cher monde-là que tu ailles vivre parmi les briques noires et les Anglais rouges de Londres, tu iras, nous irons, car ce n’est pas plus difficile que cela [2]. L’important est de s’assurer que la suie et les regrets n’obscurciront pas bien vite l’espérance bleue et les joies roses qu’on espérait trouver. Et puis, mon doux adoré, ne te méprends pas sur le sentiment qui me pousse à m’immiscer dans tes petites affaires de famille ; Dieu sait que toute mon indiscrétion vient d’un excès de tendresse pour toi, de sollicitude et de dévouement pour ta chère famille. Quant à moi pourvu que je te sache heureux au milieu d’elle, que ce soit dans la fumée de Londres, ou sous les orangers de Valence, dans la petite île de Jersey ou dans l’immense Amérique. Mon amour est de ceux qui s’épanouissent dans toutes les contrées et sous quelque latitude que ce soit. Ton amour est ma vie, ton bonheur mon air respirable.
Juliette
BNF, Mss, NAF 16376, f. 111-112
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa
[Souchon]