Mercredi, 10 h. ¾ du soir
fin [18]34a
Mon cher bien-aimé, voici une lettre bien courte par la forme, bien longue par le fond, puisqu’elle contiendra tous mes sentiments, tout mon cœur. Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime et voilà. Ce n’est pas fatigantb pour l’esprit et c’est bien doux au cœur. Je t’aime.
Mon adoré, tu m’as renduec bien heureuse tantôt, doublement heureuse puisque tu partageais mon bonheur. Cependant, j’ai un sentiment de tristesse et d’inquiétude qui ne me quitte presque jamais, que je voudrais toujours te cacher, mais ce soir, il déborde ma poitrine, il faut que [je] te le montre. J’ai peur d’être à tout jamais une pauvre fille. J’ai peur que cette inaction dans laquelle je vis depuis un an n’achève ma ruine déjà commencée par l’échec de Marie Tudor [1]. J’ai peur que ton apparente insouciance en ce qui regarde ma carrière dramatique ne soit considérée comme l’aveu le plus formel que je ne peux pas aspirer à un avenir dans mon art.
Ta position et la mienne rendent ces craintes-là de véritables tourments qui m’obsèdent le jour et la nuit, qui changent la nature de mon caractère, qui détruisent mon courage et m’ôtent toute confiance dans la durée de notre bonheur. Je voudrais être sûre que mes craintes ne sont que des craintes et je reprendrais ma joie et la résignation à deux mains. Mais… Qui me dira la vérité sur ce sujet ? Toi, l’oseras-tu ? Je t’en prie à genoux, dis-moi la vérité, rien que la vérité, quelle qu’elled soit, que je sache au moins eoù j’en suis de mon avenir, que je sache d’une manière certaine ce que tu penses de moi. Je te demande ton opinion en conscience, je te la demande à mains jointes. J’aime mieux la certitude de ma ruine que le doute. Ainsi ne me ménage pas.
Voici une lettre bien courte par la forme, disais-jef en la commençant, parce que mon intention était de la finir à je t’aime. Mais j’ai été emportéeg par le besoin de t’ouvrir mon cœur pour en laisser sortir le chagrin et le découragement qui le dévorent depuis longtemps. Pardonne-moi ma faiblesse. J’aurais dû attendre que tu ne fusses plus occupé, mais je ne l’ai pas pu. Pardonne-moi, à cause de l’amour que j’ai pour toi.
Ma crainte, c’est encore de l’amour, le plus passionné et le plus délicat.
C’est bien vrai.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16322, f. 141-143
Transcription de Jeanne Stranart et Véronique Cantos assistées de Florence Naugrette
[Souchon, Blewer]
a) Date rajoutée sur le manuscrit d’une main différente de celle de Juliette.
b) « fatiguant ».
c) « rendu ».
d) « quelqu’elle ».
e) Ici, au début d’une nouvelle page, trois croix d’une main non identifiée.
f) « disai je ».
g) « emporté ».