1er janvier 1845, mercredi matin, 10 h.
Bonjour, mon cher petit bien-aimé adoré, bonjour, mon Victor toujours plus doux, toujours plus noble, toujours plus grand et toujours plus aimé Victor, bonjour, je baise ta chère petite bouche aimée. Nous avons fini et commencé l’année bien tristement [1], mon Victor. Espérons que tous ces tristes pronostics ne se réaliseront pas et que nous en serons quittesa pour la première impression, ce qui est déjà beaucoup trop.
J’attends ta chère petite lettre [2] avec toute l’impatience de mon amour. J’ai déjà envoyé trois fois chez la postière voir si elle était arrivée. Tu ne peux savoir, toi, mon adoré, à quel point je désire avoir une pensée écrite de toi. C’est presque comme si je t’avais. Aussi je ne serai pas heureuse tant que je ne l’aurai pas reçue. Je ne te demande pas quand je te verrai parce que je sens bien qu’aujourd’hui tu es moins libre encore que les autres jours. Je me résigne à mon sort le mieux qu’il m’est possible en pensant que tu m’aimes, que tu me plains et que peut-être tu me regrettes. Clairette vient de revenir de la messe. Mme Guérard m’a envoyé un dessous de lampe avec une petite lettre amicale. Je n’avais pas encore l’argent du mois à lui donner puisque je venais de donner les étrennes de Suzanne et du portier. Cela m’a un peu contrariée. Du reste elle ne me le demandait pas. Je viens d’envoyer porter le bouquet et la lettre chez Mme Luthereau. Ton bouquet à toi est tout parfumé, mais cela coûte très cher, je vous en préviens GÉNÉREUSEMENT. Tu pourras l’emporter quand tu voudras, mon Toto bien-aimé, et en parfumerb ton appartement, car il sent très bon. N’oublie pasc, mon Toto, que nous serons parfaitement seules toute la journée et tâche de nous donner quelques pauvres petites minutes de joie et de bonheur dans la journée. Qu’il ne soit pas dit que le soleil ne se sera pas levé un instant sur notre horizon un jour comme celui-ci.
Et puis, sois béni, mon Victor adoré. Je t’aime comme jamais homme n’a été aimé. Je t’adore, tu es pour moi le bon Dieu réel et rayonnant que j’admire et que j’adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 1-2
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « quitte ».
b) « parfumé ».
c) « n’oublies pas ».
1er janvier 1845, mercredi soir, 4 h.
Ô mon bien-aimé, comment te peindre ma reconnaissance et mon amour, comment te dire ma joie et mon orgueil en lisant ton adorable lettre [3] digne d’être adressée à un ange ? Est-ce qu’il est vraiment possible que tu penses tout le bien que tu me dis de moi ? Est-ce qu’il est bien vrai que tu m’aimes au point de me trouver jolie ? Est-ce que mon amour peut faire toutesa les perfections que tu vois en moi ? Ce n’est pas à moi [d’]en douter, car je sens bien que je t’aime de l’amour le plus pur qu’il y ait au monde et je suis sûre que pour te plaire, rien ne me serait impossible. Mais ce que je ne savais pas, c’est que tu t’en étais aperçu. Ta lettre, ton adorable lettre me fait voir que rien n’est perdu avec toi et que tu tiens compte, non seulement de ce qui est, mais de ce qui voudrait être. Merci, mon ange, merci, mon adoré, merci, mon Victor sublime, merci. Tu es aussi grand que le bon Dieu, car tu me donnes le paradis sur la terre. Merci, je mourrai pour toi quand tu voudras.
Je commençais à désespérer lorsque ma chère petite lettre est venue. Il n’y a pas plus d’une heure qu’elle est arrivée. Mais enfin, je l’ai, je lui pardonne tous ses retards de bon cœur. Si tu pouvais venir dans ce moment-ci, je n’aurais plus rien à désirer. Je n’ose pas l’espérer. Je crains que tu ne sois tristement occupé de ce pauvre M. V........b [4] Je ne peux pas y penser sans me sentir prise par un serrement de cœur. Quelle horrible fatalité pèse sur toute cette famille. Et ces pauvres petites filles ! Pauvre ange, quelle pitié ! Quand on s’appesantit sur cet effroyable malheur, on n’ose plus être heureux. Ô mon Victor adoré, aimons-nous, aimons-nous, aimons-nous, il me semble que c’est le meilleur moyen de se garantir de toutes les choses terribles dont nous sommes à chaque instant menacés.
J’ai été interrompue par la petite Lanvin et son frère qui sont venus me souhaiter la bonne année. Je viens de lire mon gribouillis, mon cher adoré, et je le trouve si au-dessous de ce que je sens, si bête et si peu intelligible que j’ai envie de le jeter au feu. Ce qui me retient, c’est la certitude de n’en pouvoir pas recommencer un moins stupide. Je te le donne donc tel qu’il est, en te suppliant de ne voir que ce que j’ai dans le cœur. À force de t’aimer et de ne faire que t’aimer, je suis incapable de tout autre chose, même de dire mon amour intelligiblement. Je t’aime, je t’aime mon Victor.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 3-4
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Souchon, Massin]
a) « toute ».
b) Huit points suivent la lettre « V. ».