Guernesey, 23 avril [18]73, mercredi matin, 8 h.
Te voilà enfin, mon cher bien-aimé, rassuré sur l’issue de la maladie de ton pauvre petit Victor [1] dont la convalescence est maintenant en bonne voie. De plus tu sais que tes deux chers petits-enfants se portent à merveille, qu’ils n’ont jamais été plus beaux et qu’ils t’aiment de tout leur cher petit cœur. Comme Ruy Blas tu peux dire de Petite Jeanne : J’ai son cœur ! Donc tu marches vivant dans ton rêve étoilé [2] ! et moi aussi par contre coup ; car de celle-là, Petite Jeanne, je ne suis pas jalouse et ses innocents petits trépignements de pieds sur mon cœur, loin de lui faire mal, le ravissent ; et mon vieil amour s’accommode trop bien du voisinage de ce jeune et séraphique amour pour lui chercher noise. Il n’en est pas de même de tous les autres ; et plutôt que de les subir, je préfère la mort.
À ce propos, je reviens à mon suprême refuge dans une sainte Perrine quelconque ; le moment approche à grande vitesse pour prendre définitivement ce parti qui n’a été qu’ajourné. Je sens le besoin de laisser reposer ma chrysalide humaine dans le repos et dans l’obscurité jusqu’au jour très prochain de l’éclosion radieuse de mon âme pour l’éternité avec toi.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 112
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette