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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 6 février 1854, lundi soir, 4 h.

Cher adoré bien-aimé, tu as du sentir le souffle de mon âme dans tes cheveux et sur tes lèvres pendant toute cette journée car elle ne t’a pas quitté une seule minute. Je te savais triste de la mort de ce pauvre misérable que tes généreux efforts n’ont pas pu sauver du supplice [1] et j’aurais voulu combler à force d’amour le vide que fait dans ton cœur cette vie volée au repentir et à ta sublime mansuétude. Aussi je t’ai aimé avec un redoublement de tendresse, d’admiration et de vénération. Maintenant je t’attends avec tout ce que j’ai de plus doux dans le cœur.
J’ai vu tantôt le brave père Durand et je l’ai invité à dîner demain et il m’a apporté un paquet de journaux pour toi de la part de l’ange Asplett [2]. Et à ce sujet je me suis aperçue que tu avais oublié une partie de ton travail. J’aurais désiré pouvoir te le rapporter et j’espérais presque que tu viendrais le chercher. Mais j’en ai été de mes frais de regrets et d’espérance. Du reste, mon cher petit homme, sous un prétexte ou sous un autre, c’est à peu près la seule manière de passer ma vie à t’attendre, à te regretter et à t’espérer. Je ne m’en plains pas surtout quand l’équilibre se maintient entre mes désirs et mon bonheur.
Le bonhomme Durand m’a encore parlé du désir que l’ange aurait de me connaître personnellement. Ce que voyant et d’après ton autorisation, je lui ai dit de me l’amener à la première occasion naturelle qui s’offrirait de me le présenter. Il a paru charmé d’être choisi pour cette introduction qui ne peut pas avoir de mauvaises conséquences pour nous ; le caractère des deux hommes étant donné. Voilà, mon cher bien-aimé, ce qui a été convenu avec cet honnête citoyen. J’espère que cela ne te contrarie pas puisque c’est d’après ton conseil. Dans tous les cas je pourrai encore peut-être contremander la connaissance demain si tu le trouvais nécessaire. Avant tout au monde je veux que tu sois tranquille et heureux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 59-60
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Chantal Brière

Notes

[1Victor Hugo fut profondément affecté par l’affaire Tapner. John-Charles Tapner, homme aux mœurs troubles, assassin récidiviste, fut arrêté à Guernesey le 18 octobre 1853, accusé de multiples forfaits et en particulier de son dernier crime : après avoir tué une vieille femme vivant sur l’île, il l’avait volée et avait mis le feu à sa maison, « espérant que le premier forfait s’en irait dans le second ». Le 3 janvier 1854 Tapner est condamné à être pendu le 27 du même mois. Fidèle à son engagement contre la peine capitale Victor Hugo rédige alors le 10 janvier une longue lettre « Épître aux guernesiais » dont les développements font appel à la compassion du lecteur (« songez-y bien depuis que cette sentence est prononcée, le bruit que vous entendez maintenant dans toutes vos horloges c’est le battement du cœur de ce misérable ») ou le confrontent à l’atrocité du châtiment (« dans la tempête, dans l’ouragan, dans les coups d’équinoxe, quand les brises de la nuit balanceront l’homme mort aux poutres du gibet, est-ce que ce ne sera pas une chose terrible que ce squelette maudissant cette île dans l’immensité ? ») pour défendre le condamné, exiger sa grâce (« pour moi cet assassin n’est plus assassin… c’est un être frémissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frère. Je le défends »). Cette épître publiée intégralement dans La Nation et partiellement dans le journal des proscrits L’Homme souleva un mouvement d’opinion favorable chez les Guernesiais (signature d’une pétition par près de 600 personnes) et permit de différer l’exécution par pendaison, qui en définitive eut lieu le 10 février 1854. La lettre de l’avocat de Tapner annonçant à Victor Hugo le refus de la commutation de peine est datée du 7 février.

[2Juliette Drouet évoque-t-elle Philippe Asplet ou son frère Charles Asplet ?

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