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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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27 février [1847], samedi soir, 6 h. ¾.

Vous êtes un Toto bien généreux, je m’en fiche. Si vous comptez sur moi pour vous faire une réputation de dépensier, vous vous trompez du tout au tout. Je vous en ferai plutôt une de prend-tout, chipe-touta avec ses mains. Vous devriez mourir de honte, si vous aviez la moindre honte, mais vous n’en avez pas plus que de générosité, ce qui fait que vous n’en dînerez que plus fort tout à l’heure. Voime, voime, c’est du beau, du propre et du magnifique. Pendant ce temps-là, moi je tâte mes pauvres mains meurtries et vides, et je me venge en vous disant vos dures vérités. Encore, si ma cheminée ne fumait pas [1], je pourrais en prendre mon parti, mais grelotter de froid et être asphyxiéeb tout à la fois, c’est trop fort et j’ai le droit d’être d’une méchanceté atroce. J’aurais le droit aussi peut-être d’avoir un peu plus d’esprit ou un peu moins de stupidité, mais je suis si discrète que je n’abuse pas de ce droit. Je le garde pour une meilleure occasion, comme le paysan d’Henric IV [2]. Le fait est que plus je vais en avant, et plus mon cerveau se ramollitd. Il y a des moments où il me semble qu’il n’y a plus rien dans ma tête. Je n’en dirai pas autant de mon cœur qui est toujours trop plein. Malheureusement, ce qui l’emplit ne peut pase suppléer à ce qui me manque d’un autre côté, ce qui fait que je suis affreusement bête et que je m’en fais honte à moi-même. Ce n’est pas une manière de parler et de faire de la modestie. Dieu merci, je ne suis pas encore à ce degré de crétinisme. Il me reste juste assez de bon sens pour m’apercevoir que je suis inepte, ce qui n’est rien moins qu’agréable pour moi. Je te plains, mon pauvre adoré, de lire d’aussi insipides gribouillis, quel que soit l’amour dont je les bourre. Quant à moi, ils me paraissent si déplaisants et si niais que je voudrais n’être pas moi pour avoir le plaisir de m’en moquer et de les jeter au feu. Il est triste de penser que le cœur le plus courageux, le plus dévoué, le plus honnête et le plus amoureux ne puisse pas ajouter le plus petit zéro à l’esprit. Cependant, au premier moment, on les croirait solidaires l’un de l’autre, mais en y regardant de plus près on voit qu’ils sont tout à fait étrangers, quand le plus souvent ils ne sont pas ennemis. Pardon, mon Victor, pardon mille fois de ma stupidité. Je t’aime, ne regarde que cela, c’est tout ce que j’ai de bon en moi, mais je t’assure que c’est bien bon.

Juliette.

Harvard
[Barnett et Pouchain]

a) « chippe-tout ».
b) « asphixiée ».
c) « Henry ».
d) « ramolit ».
e) « ne ne peut pas ».

Notes

[1Le 10 février 1845, Juliette a déménagé au n° 12 de la rue Sainte-Anastase. Dans sa lettre du 8 janvier 1846, elle se plaint de la fumée qui emplit son logis à cause de « crevasses dans les murs ».

[2Selon la tradition rapportée par Hardouin de Péréfixe, Henri IV aurait souhaité « qu’il n’y ait si pauvre laboureur en [s]on royaume qu’il ne puisse mettre les dimanches sa poule au pot. »

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