24 février [1847], mercredi matin, 10 h. ¼
Bonjour mon Toto, bonjour. Je suis très blaireuse mais je vous aime comme un chien. Comment allez-vous, vous, mon cher petit Toto ? J’’espère que vous n’avez pas la stupidité d’avoir des coliques et autres grimaceries du même genre qui font qu’on se tord comme un rat empoisonné ? Je prendrai un bain tantôt pour me rafraîchira car je crois qu’il y a un peu d’inflammation dans mon bobo [1]. Voilà le bulletin de ce matin. Il n’est pas très drôle comme vous voyez et je le suis encore moins que lui dans ce moment-ci. Il est vrai d’ajouter que je pense avec ennui que je ne te verrai pas ce soir, ce qui ne me donne pas beaucoup de cœur au ventre. Cependant, mon doux bien-aimé, je ne veux pas t’affliger et je te promets d’avance d’avoir du courage et de la patience. Je ne veux pas que tu sois troublé ce soir par la pensée que je souffre. Je veux au contraire que tu penses à moi avec sécurité et avec bonheur.
Tâche de venir aujourd’hui plus tôt que d’habitude afin que je fasse ma provision d’amour pour jusqu’à demain. Oh ! là là ! on dirait que j’ai soupé hier au soir chez la princesse Negroni [2]. Vraiment, on dirait à me voir dans ce moment que j’ai bu énormément de vin de Syracuse. Aïe ! aïe ! aïe ! c’est trop fort. On ne doit pas envoyer de si grosses coliques à une pauvre femme qui n’a rien fait de mal. Je me dépêche de t’embrasser entre deux tranchées. Tantôt, je l’espère, il n’en sera plus question. Dieu que c’est bête, mais je ne t’en aime que plus fort.
Juliette
Leeds, BC MS 19c Drouet/1847/07
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen
a) « raffraîchir ».
24 février [1847], mercredi soir, 6 h.
Vous voilà parti [3], mon cher petit Toto, aussi gai, aussi léger de cœur que si vous deviez me revoir tout à l’heure. Pour moi, je suis loin de prendre mon parti aussi gaillardement et je me sens déjà très triste et très mal en point de la pensée de ne plus vous revoir d’aujourd’hui. Pourtant, comme je vous ai promis d’avoir du courage, je ne veux pas manquer à ma promesse et je fais tous mes efforts pour conserver mon calme et ma résignation. Je compte beaucoup sur l’influence de mon cher livre rouge [4] pour m’y aider. Ce soir, je m’enfermerai avec lui et je lui dirai toutes mes peines ; en échange, il me dira toutes ses douces confidences et j’espère que tout se passera comme tu le désiresa et comme je l’espère. Pense à moi, mon Victor adoré, aime-moi et plains-moi. Je le sentirai d’ici et cela me consolera peut-être du chagrin de te savoir loin de moi pour tout un grand jour. Que je vous voie, polisson, faire des mines à Mme Triboulet [5] et vous verrezb ce que je vous ferai. Vous vous fiez un peu trop sur ma bonasseriec. Il est temps que je vous tire de cette erreur en vous montrant de quoi je suis capable quand on me fait des traits. Tenez-vous-le pour dit et baisez-moi tout de suite.
Juliette
Harvard
[Barnett et Pouchain]
a) « désire ».
b) « verrai ».
c) « bonnasserie ».