dimanche 24 mai [1846], 8 h. ¾
Bonjour mon doux aimé, bonjour mon cher petit homme adoré, bonjour. Je t’aime, je pense à toi, je t’attends et je t’espère malgré le peu d’espoir que tu m’aies laissé hier en me quittant. J’ai envoyé chercher le médecin ce matin pour savoir comment appliquer le traitement. Il ne suffit pas de savoir qu’il faut boire de l’eau de Bussang [1] mêlée d’eau simple et prendre des pilulesa plus ou moins. Encore faut-il savoir la quantité et les distances dans lesquelles on doit les administrer. Du reste, la pauvre enfant n’a pas fermé l’œil de la nuit et par contrecoup Suzanne et moi nous nous sommes levées d’heure en heure. Ce matin elle se plaint beaucoup. Je voudrais que le médecin et Eugénie fussent arrivés pour essayer de la soulager. La journée se prépare aussi tristement que toutes les autres et plus encore puisque je suis menacée de ne pas te voir. Je fais ce que je peux pour me redonner du courage mais la chose est assez difficile quand on manque du principal élément qui pourrait nous en donner. Je ne veux pas m’appesantir là-dessus parce qu’au lieu de courage ce serait du désespoir que j’y trouverais. J’aime mieux croire le plus possible que tu trouveras le temps de venir tantôt et puis je te baise et puis je t’adore de toutes mes forces, de tout mon cœur et de toute mon âme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16363, f. 83-84
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
a) « pillules ».
24 mai [1846], dimanche après-midi, 2 h. ¾
Mon bien-aimé, j’espère encore que tu viendras. Je l’espère, je l’espère, je l’espère. Pendant ce temps-là je tâche de tromper l’impatience de mon cœur en m’occupant sans cesse de ma fille. Je l’ai levée déjà une fois, je lui aia fait sucer une côteletteb de force. Je vais la lever encore tout à l’heure et ce soir je lui ferai remanger une autre côtelette et boire du vin de Bordeaux [2]. Du reste, c’est par ordre du médecin qui m’a dit que M. Louis affirmait que c’était la seule chance de salut que nous avions en lui faisant prendre sous la plus petite forme possible les aliments les plus toniques et les plus substantiels, très salés, la lever de force le plus possible. Toutes ces choses en apparence si faciles ne sont rien moins qu’exécutables par le peu de bonne volonté et de courage de cette malheureuse enfant. Cependant je m’y obstinerai en dépit de toute sa répugnance. Mon Victor adoré, que je te voie aujourd’hui, ne fût-ce qu’une minute, et je serai la plus récompensée et la plus heureuse des femmes car ta présence répand le bonheur partout où tu es. Je t’attends mon amour chéri, je te désire, je t’adore. Je voudrais être une âme pour aller au devant de toi.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16363, f. 85-86
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
a) « ait ».
b) « cotellette ».