25 novembre [1846], mercredi matin, 9 h.
Bonjour mon Toto adoré, bonjour mon Victor, bonjour, je t’aime. Je te remercie des efforts que tu as faitsa cette nuit pour me donner des consolations et l’espérance de revoir ma fille dans l’autre vie. Pour cela je n’en ai jamais douté, mais, ce qui m’effraie, c’est ce qu’ilb me reste à faire pour en arriver là. Ce que je redoute c’est une vieillesse déserte, c’est la maladie sans soins dévoués. Ma pauvre humanité se révolte à cette pensée et je demande à Dieu d’éloigner de moi ce calice [1] en me reprenant tout de suite avant que ton amour ne soit éteint tout à fait et que tes travaux n’aientc fermé et barré le chemin qui mène de chez toi chez moi. Pour me rassurer et pour me redonner du courage et de la confiance en cette vie, il faudrait des choses impossibles et que je ne peux pas raisonnablement espérer. Il me faudrait ton amour d’il y a quatorze ans, ton empressement, ton assiduité et tout le cortège d’un amour exclusif et passionné. Tu vois bien que c’est impossible et cependant, moi qui n’aid rien mis à la place de mon amour, ni gloire, ni honneur et qui ai perdu le seul pauvre morceau de famille que le bon Dieu m’avait donné, j’ai plus que jamais besoin de ton amour ; mes yeux ont plus que jamais besoin de ton regard, mes oreilles de ta voix, ma bouche de tes baisers et mon âme de ton âme. Voilà ce qui rend mes regrets si amers quand je pense à ce que j’étais pour toi il y a quatorze ans et à ce que je suis maintenant. J’en veux presque au bon Dieu de m’avoir laissé vivre aussi longtemps et pourtant je sens que je ne pourrais pas rester sans toi dans le paradis.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16364, f. 261-262
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
[Souchon]
a) « fait ».
b) « ce qui ».
c) « n’ait ».
d) « n’ait ».
25 novembre [1846], mercredi après-midi, 2 h. ½
Quel temps, mon Victor adoré, et combien il influe sur moi. Je suis triste et ennuyeusea comme lui. J’ai beau faire, je ne peux pas m’égayerb. J’attends que tu viennes, mon soleil, pour reprendre un peu de joie et de courage. J’ai fait changer ton billet ce matin, tout est prêt chez moi à te recevoir. Moi-même je vais mettre la main à ma toilette tout à l’heure afin d’être plus digne de vous. Je crois qu’Eugénie viendra aujourd’hui, cependant je n’en suis pas sûre car le temps n’est rien moins qu’engageant. Du reste, j’attends que tu me donnes à copier avec toute l’ardente impatience de la curiosité. Je grille du désir de connaître la fin de l’histoire du bon Jean Tréjean [2] et il ne faut rien moins qu’une dose de vertu un peu bien forte pour résister à la tentation. Il y a des moments où je suis tentée de me couronner moi-même et de me distribuer le prix Montyonc [3] avec enthousiasme. Il y en a d’autres aussi où je me trouve bien dupe et où j’ai envie de brûler la politesse à la conscience et à tout ce qui s’ensuit en commettant la plus énorme des indiscrétions. C’est pour cela que vous ne devriez pas tarder davantage à couronner ma vertu en me donnant tout de suite votre Jean Tréjean à copier et votre joli petit bec à baiser.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16364, f. 263-264
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) « ennuieuse ».
b) « égaier ».
c) « Montion ».