1er juillet [1849], dimanche matin, 6 h.
Il y a huit jours, mon adoré, je t’attendais pleine de joie et de bonheur pour aller faire cette petite excursion de Rouen [1]. Aujourd’hui je t’attends encore, mais ma joie et mon bonheur ne sont plus qu’en perspective et Dieu sait quand j’y toucherai. Cependant, je ne désespère pas de voir se réaliser ce projet trop lointain, et pour ma part j’y contribuerai de tous mes désirs et de toutes mes tapisseries. Malheureusement, les conditions dans lesquellesa tu veux faire ce voyage le rendent bien difficile et j’ai grand peur que l’on ne puisse jamais réunir à la fois les économies de Vilain, de Charlot et de Toto [2], avec ton loisir. Quant à moi, j’en doute. Ce qui fait que je ne me réjouis pas comme je le voudrais de ce projet trop charmant. AUTREFOIS tu n’avais besoin que de moi pour être heureux EN VOYAGE. Maintenant il te faut toutes sortes d’auxiliaires, voireb même des lorettes montrant leur jarretière jusqu’au menton. Tout cela me renfonce la joie bien au fond du cœur et pour peu que j’y mette de bonne volonté, me rendrait la vie bien triste et bien amère. Mais je me résiste. Je veux au contraire tâcher de croire que tu m’aimes et que tu souhaites ardemment ce voyage, même sans la compagnonne demandée. Je le veux, hélas ! reste à savoir si ma volonté résisterait à une désillusion patente et notoire. Pour être aimée il ne suffit pas de vouloir. Pour être heureuse il ne suffit pas de fermer les yeux.
Juliette
MVHP, Ms a8238
Transcription de Joëlle Roubine et Michèle Bertaux
a) « lesquels »
b) « voir »
1er juilleta [1849], dimanche matin, 11 h.
Je ne peux pas empêcher ma pensée depuis ce matin de faire et de refaire pas à pas le chemin de Rouen depuis le seuil de ma maison jusqu’à la gargoteb où Vilain nous attendait. Je devrais être lasse de mes expéditions si on pouvait se lasser d’être heureux. Loin de là je suis prête à recommencer en chair et en os un voyage qui n’a pourtant pas été sans quelque inquiétude et sans tristes impressions. Mais le cœur est comme le courage, et le danger passé, il y retournerait pour conquérir un peu de bonheur, comme le soldat à la bataille pour attraperc un peu d’HONNEUR. Cependant j’avoue que j’y regarderai à deux fois avant de mesurer mon pauvre amour honnête et dévoué avec la libertine et luxurieuse audace de cette vaillante Bradamante [3] rouennaise. Je suis à cette occasion de l’école la plus Ledru Rollin et je préfère de beaucoup la prudente fugue des talonsd à la témérité d’une lutte avec une péronnelle aussi cuirassée de cynisme [4]. D’ailleurs je suis trop capable de vous tuer avant même que vous ayez tenté de donner l’assaut à ce GIBRALTAR très prenable et beaucoup trop de fois pris, pour vous laisser tenter l’aventure. Contentez-vous de ma triste conquête, mon cher conquérant, sinon par modestie, au moins par égard pour vos précieux jours auxquelse je m’intéresse plus qu’aux miens, vous pouvez y croire.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16367, f. 183-184
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse
a) Juliette a par erreur daté sa lettre du mois de juin.
b) « gargotte ».
c) « attrapper ».
d) « tallons ».
e) « auquels ».