15 décembre [1837], vendredi soir, 5 h.
Au moment où j’allais t’écrire, je me suis aperçuea que je n’avais pas de papier. Depuis, l’huile, le vin, le feu m’ont retardée mais me voici t’aimant plus que jamais et plus empressée que jamais de te le dire. Vous êtes bien gentil nono d’être venu déjeuner avec moi tantôt. Vous seriez encore bien plus gentil si vous y reveniez demain de bonne heure. De BONHEUR, entendez-vous ? C’est très beau d’être un grand Toto que tout le monde admire mais ce qui vaut mieux encore c’est d’être un petit Toto très amoureux que Juju adore. N’est-ce pas que j’ai raison ? Dans le fond de votre âme vous en convenez. Maintenant il faut faire plus, il faut prouver que vous m’aimez comme autrefois.
Je suis bien patraque aujourd’hui et j’ai bien mauvaise grâce à faire l’exigeante car j’ai plutôt l’air d’une vieille fée que d’une jeune nymphe. Je souffre de partout. J’ai le torticolis, enfin je n’ai pas le sens commun. Cette justice une fois rendue [1], je dois avouer que je ne vous ai jamais plus aimé. C’est surtout quand on vieillit que l’amour s’enfonce de plus en plus dans le cœur. C’est dans l’hiver que la sève des arbres se réfugie dans les racines.
Si mes comparaisons ne sont pas plus justes que celles qui ont cours depuis 1837 ans, prenez-vous en à la supériorité de mon amour qui absorbe tout chez moi et ne me laisse pas un liard pour payer mon écot [2] d’esprit et de fines plaisanteries. Je t’aime. Ou c’est très spirituel, ou c’est très bête, comme dirait un commis de notre connaissance. Ce n’est pas à moi à prononcer. Je m’en rapporte à votre opinion mon Toto. En attendant je vais toujours mon petit bonhomme de chemin sans craindre d’être dépasséeb par vous. Je n’ai même plus l’espoir d’être rattrapéec. Il paraît très clairement que vous ne vous étiez imposé d’autre tâche que de m’attraper une fois pour toutes. Ça n’est ni très courageux ni très malin et vous avez réussi au-delà de toutes vos espérances. Maintenant si vous avez du cœur je vous provoque à une autre lutte et je vous attends demain matin sur mon terrain. Je vous laisse le choix des armes à la condition que vous ne tirerez pas en l’air [3]. Soir pa, soir man. Je vous aime, je vous adore, c’est bien vrai bien vrai. Je baise vos yeux à leur place ou ailleurs, même sur le dos si c’est par là que vous y voyez plus clair.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 173-174
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « apperçu ».
b) « dépassé ».
c) « rattrappée »