30 septembre [1842], vendredi soir, 5 h. ½
Je viens de faire mes comptes de la fin du mois, mon adoré, ouvrage toujours fort ennuyeuxa pour moi et qui a toujours pour résultat de me donner un affreux mal de tête. Voici ce que j’ai trouvé : 576 F. 7 s. de dépense et recettes de 485 F. D’où il suit qu’avec ce qui me reste en caisse, 20-21 F., j’aurais oublié de marquer dans le courant du mois environ 111 F. 2 s [1]. Peu de chose comme tu vois, ce qui prouve combien le soin et la précaution de tout écrire au fur et à mesure me réussit. Ia ia monsire, matame Chu chu [2] êdre hune ponne deneuse tes fiffres [3]. À propos d’allemand et de baragouinage, je n’entends toujours pas parler du pauvre homme moitié bas-breton et moitié allemand et moitié mon frère [4], j’ai une, comme diraitb le nègre littéraire, peur affreuse qu’il n’ait complètement échoué dans sa tentative. Ce sera fort triste pour sa femme et bien malheureux pour ses pauvres enfants. Du reste il devrait au moins nous écrire les résultats puisqu’il nous a intéressésc à cette stupide machine. Enfin, nous verrons bien par la suite. J’ai un froid de loup et un mal de tête de chien, accompagné d’une peur du diable que vous ne soyez reparti à la campagne ce soir [5], ce dont vous êtes très capable, ne fût-ced que pour dorer les derniers moments de vacancese de Charlot. Je vous crois capable de cette bonne mauvaise action qui comblera de joie toutes vos charmantes petites bonnes gens de Saint-Prix et qui fera un chagrin affreux à votre pauvre vieille Juju de Paris. Si je me trompe, et Dieu sait si je désire me tromper, je vous en demande trois cents milliards de fois pardon à genoux, mais si je n’ai que trop raison, avouez que j’ai le droit de vous dire un affreux scélérat et un monstre d’homme. Maintenant, je vous embrasse, mon amour adoré, pour les admirables beaux vers que vous m’avez lus et donnés tout à l’heure. Mais loin d’avoir calmé mon impatience pour le premier acte [6], vous l’avez encore accrue, si bien que je ne sais pas comment je ferai pour attendre la fin du second. Enfin je tâcherai d’avoir du courage et de la patience. De votre coté, mon petit homme chéri, tâchez d’avoir un peu d’humanité et ne me faites pas trop tirer la langue. Jour Toto. Jour mon cher petit o. Jour mon grand o. Je vous aime plus que de toute mon âme. Je vous aime plein la vôtre, plein toute la terre et tout le ciel et tout Dieu.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16350, f. 147-148
Transcription de Laurie Mézeret assistée de Florence Naugrette
a) « ennuieux ».
b) « dirais ».
c) « intéressé ».
d) « fusse ».
e) « vacance ».